Alors que la guerre s’intensifie en Ukraine et à Gaza, et que le président de la République tente de reprendre la main après la loi immigration, Gérard Depardieu occupe l’opinion depuis le début du mois de décembre 2023 : c’est une révolution morale en même temps que la principale affaire politique en France. Les tribunes dans la presse à son sujet se sont multipliées, l’une pour le défendre, les autres pour l’accabler, et la qualité des avocats, des accusateurs, et de tous ceux qui en fin de compte s’érigent en juges d’une manière ou d’une autre montre une profonde décadence de l’intelligence, de la politique et de la morale publiques. Depardieu est le visage d’une France malade et divisée.
Pour ou contre Depardieu : une montagne de confusion
Un mot liminaire : ce bref article ne prétend ni condamner ni innocenter Gérard Depardieu, n’en ayant ni la volonté ni les moyens puisque ses actes relèvent de la justice, qui instruit, et les intentions de sa conscience, que seul Dieu connaît. Mais avant de décrire la révolution morale et politique dont l’acteur est l’occasion, rappelons que la controverse dont il est la cible est une montagne de confusions, de part et d’autre : on peut être un bon (et même un grand) artiste et en même temps un parfait saligaud, on peut tenir des propos répugnants et en même temps ne pas faire de mal à une mouche, etc., etc. Enfin, la présomption d’innocence dont bénéficie tout prévenu n’empêche pas qu’une mise en examen (on disait hier inculpation) suppose que les charges retenues soient suffisantes. Tout cela pour dire que nous n’entrerons ni dans la controverse sur les faits ni sur l’argumentation des parties qui s’affrontent par tribunes interposées.
Un fils adulé de la décadence morale façon 1968
Quant à la révolution morale et politique que révèle l’affaire Depardieu, elle, est patente. Nul dans le Landernau parisien, celui des compromissions du cinéma et de la culture de Jack Lang, n’ignore le passé de Gérard Depardieu, son adolescence scabreuse à Châteauroux, la misère morale qui l’accablait et par laquelle il a triomphé dans Les Valseuses de Bertrand Blier en 1974, l’année même où Giscard libéralisait le cinéma porno et où Emmanuelle s’affichait sur les Champs Elysées. Blier cherchait le scandale avec la cavale sexuelle de Dewaere et Depardieu à travers la France. Les années 70 dans la foulée de 1968, furent celles de la « libération sexuelle », révolution sans précédent. Daniel Cohn-Bendit se vantait de ses exploits pédophiles, Le Monde publiait (en 1977) une tribune visant à faire libérer deux pédophiles. Rédigée par Gabriel Matzneff, elle était notamment signée par Simone de Beauvoir, Louis Aragon, Roland Barthes, Jack Lang et Bernard Kouchner. Libération, le journal de Serge July, publiait des reportages sur des orgies coprophiles avec des enfants, etc. Dans ce contexte, la « gauloiserie » de Gérard Depardieu fut portée aux nues du Tout Paris faisandé. Quelle qu’ait été depuis sa carrière (il a joué dans de beaux films et dit de beaux textes), ou sa vie privée (dont vous et moi ne savons rien), c’est cette « gauloiserie » bouffie d’excès qui fait son image de marque et dont on lui fait un crime.
La roue de la révolution a tourné
Or aujourd’hui la roue a tourné. Non que la société française se soit convertie à une sexualité vertueuse et retenue, au contraire, les dépravations de toutes sortes y fleurissent, mais sous l’effet combiné de la pruderie hypocrite de certains musulmans et de la haine des hommes professée par de nombreuses féministes, une espèce de chasse au mâle blanc a été lancée, avec pour objectifs avoués la fin de « la culture du viol » et du « patriarcat ». Je laisse à de plus patientes que moi le soin d’expliquer à ces dames en quoi leur discours est contradictoire : si Gérard Depardieu a pu hélas dans sa jeunesse se trouver associé à « la culture du viol », il paraît bien mal habilité à représenter le « patriarcat ». Mais n’entrons pas, même par la bande, dans une controverse dont nous avons promis de nous abstenir : ce qui importe ici, c’est de montrer que Depardieu se trouve maudit aujourd’hui pour ce dont on le louait hier, et, à la différence d’un Cohn-Bendit ou d’un Jack Lang, qui font profil bas, il continue ses rodomontades de pétomane, ce qui en fait une cible idéale.
Quatre tribunes pour une question morale
Depardieu se trouve accusé par plusieurs femmes de viol ou d’agression sexuelle ; il nie ; la justice instruit. Ce n’est pas de cela que traite la controverse actuelle, même si ses adversaires s’appuient évidemment dessus. Ce qui emplit les médias, outre trois tribunes, l’une publiée dans Le Figaro en sa faveur, et deux autres contre lui dans Médiapart et sur le site Cerveaux non disponibles, c’est une foule d’opinions ou de révélations données à la presse féminine ou la presse people. Tout le monde, de tout côté, prétend respecter aussi bien la présomption d’innocence que le jugement à venir, et s’en tient à évaluer en quelque sorte Depardieu, les uns célébrant un grand acteur, les autres condamnant l’offense insupportable aux femmes qu’il constitue. C’est donc une controverse purement morale qui est en cours, et, comme les signataires des trois tribunes appartiennent, ils s’en flattent, au monde de la « culture », on peut donc soutenir que Gérard Depardieu est jugé par ses pairs.
La tribune fait scandale, les signataires se défilent
56 personnalités du Tout Paris, parmi lesquels Carole Bouquet, Pierre Richard, Carla Bruni, Nathalie Baye, Victoria Abril, Benoît Poelvoorde, ont signé la Tribune parue dans Le Figaro. Ils rappellent l’importance de l’art en France et appellent à ne pas « effacer Depardieu ». Catherine Deneuve et Alain Chabat auraient d’abord signé, puis se seraient retirés avant la parution de l’article. Par prudence ? Depuis, la tribune a été copieusement attaquée, et plusieurs signataires ont « pris leurs distances ». Pierre Richard, qui était « ambassadeur » d’une association de défense de l’enfance, en a été viré. Il explique avoir « accepté de signer cette tribune uniquement au nom de la présomption d’innocence ». Le ténor Roberto Alagna, l’ancien patron de la cinémathèque française Serge Toubiana et Nadine Trintignant lui ont emboîté le pas. Jacques Weber a confessé son « aveuglement » et se reconnaît « coupable ».
Horreur : il défend Depardieu et a interrogé Zemmour !
Pourquoi ce « rétropédalage » ? La peur du qu’en dira-t-on ? Sans doute. Le sentiment d’avoir « blessé » des gens, ce dont tous « s’excusent » ? Peut-être. Mais Nadine Trintigant a expliqué en quoi consistait en l’occurrence sa plus « grave erreur ». Elle concerne l’homme qui a rédigé la tribune du Figaro, Yannis Ezziadi : « J’ignorais le nom de l’auteur, sinon je n’aurai pas donné ma signature. (…) Celui qui l’a écrit est l’ami d’un homme que je n’apprécierai jamais. » Cet Ezziadi écrit parfois dans Causeur, c’est un ami de Sarah Knafo, la compagne d’Eric Zemmour, qu’il a interviewé. Carole Bouquet, qui coucha dix ans avec Depardieu et l’avait défendu avant cette tribune, s’est dite « profondément mal à l’aise » de l’avoir signée, précisant « ne pas soutenir les idées et les valeurs » du journaliste qui a rédigé le texte. Même son de cloche chez Pierre Richard, Charles Berling, Yvan Attal et Josée Dayan.
Vu de leur morale, l’extrême droite est pire que le viol
Ici, la controverse morale, et la révolution morale qui va avec, montent d’un cran. 56 acteurs et personnalités bien en vue de la culture ont accepté de soutenir Gérard Depardieu inculpé pour viol et couvert d’accusations de comportement douteux dans la presse, mais se rétractent parce que (ou sous prétexte que) le texte qu’ils ont signé a été écrit par quelqu’un qui est soupçonné d’être d’extrême droite. Cela révèle une sorte d’échelle non pas des peines, mais des péchés, implicite dans le monde moral parisien. Et cela a permis cette paradoxale quatrième tribune, rédigée cette fois par Aurélie Filipetti, ancien ministre de la culture et ancienne compagne d’Arnaud Montebourg, où, après s’en être pris tant à Emmanuel Macron qu’aux signataires de la Tribune, elle écrit : « C’est la première fois que l’extrême droite se tapit derrière ce genre d’offensive pour en faire un véritable combat politique. »
Depardieu, produit de la gauche libérale, défendu comme tel
Or il suffit de feuilleter ce qui subsiste de presse d’extrême droite en France pour voir à quel point elle exècre et malmène Depardieu, d’une part. C’est d’ailleurs bien compréhensible, Depardieu ayant appelé Mitterrand à briguer un second mandat en 1988, et s’étant prononcé en faveur de l’immigration, du judaïsme et de l’islam. Et il suffit d’autre part de considérer à la fois les signataires et l’argumentation de la tribune du Figaro pour savoir que « l’extrême droite » n’est pas « tapie » derrière elle : ce sont au contraire des boomers, vieilles gloires du cinéma de leur jeunesse, qui défendent le « libéralisme » qui prévalait dans les années soixante-dix. Et ce sont leurs adversaires qui, pour discréditer leur parole, ont révélé qu’elle a été mise en forme par un « ami » de la compagne de Zemmour : ce procédé de police politique a parfaitement fonctionné, les plus peureux des signataires se carapatant au nom de la morale.
Cerveaux non disponibles : entièrement occupés de révolution
On ne s’étonnera pas dans ces conditions de l’orientation ni de l’origine des deux autres tribunes principales. Ce sont des textes d’extrême gauche publiés sur des sites sympathisants par une grande majorité de militants et de militants féministes et LGBT. Sans doute les signataires excipent-ils de leur qualité de « membre des métiers du cinéma et de la culture », mais ce sont pour la plupart d’illustres inconnus, et, dans la mesure où ce n’est pas le cas, ce sont des militants et des militantes reconnus et anciens. C’est particulièrement sensible chez ceux qui ont signé la tribune parue sur le site Cerveaux non disponibles, dont un sociologue pourrait faire une étude bien instructive.
Des profs de morale drag queens et acteurs porno
Voici un aperçu des « professions » revendiquées par les signataires : Musicienne, humoriste, chroniqueur, rappeur, créatrice de contenus, autrice et illustratrice, productrice, illustrateur, Drag Queen, photographe, chanteur, réalisatrice poétesse, Dragking, artiste verrier, chorégraphe et plasticienne, effeuilleuse burlesque, tatoueuse, costumière et maquilleuse, désigner, ingénieure du son, DJ, peintre, multidisciplinaire, metteur en scène, activiste féministe, activiste FEMEN, écrivaine, accordéoniste, cinéaste navigateur, thérapeute psychocorporelle, enseignante, artiste jeux vidéo, coordinateur de tiers-lieu, dramathérapeute, ex-conseiller régional de Bretagne à l’Art et la Culture, street Artist, artiste transdisciplinaire, travailleur culturel, trompettiste, danseuse orientale artiste pop urbaine, storyboardeuse, duollective queer activiste, surfartiste, écojournaliste, ébéniste, acteur porno, créatif, violoncelliste, animateur tv, scripte, accessoiriste, vannier, brodeuse, clown, monteur vidéo, éclairagiste, dialoguiste-adaptatrice, critique d’art, artiste plasticien de l’Anthropocène, voix off, conteuse bénévole, artiste florale, acteurice, chargée de communication, autrice de doublage, conférencière, illustratrice, communicante, podcasteuse, influenceur, etc…
Décadence et révolution : deux générations face à face
En somme tous les intermittents de quelque chose, les piliers de maisons de la culture rosis sous le harnais de la gauche bienpensante et révolutionnaire, tous les petits-enfants de Jack Lang qui se révoltent contre leurs aînés et veulent aujourd’hui prendre leur place. La tribune de Médiapart (signée par Marylou Berry et Fanny Cotençon), moins médiatisée que les autres et pourtant pas la plus mal rédigée, s’intitule clairement : « Adresse au vieux monde. » Ce qui est visé à travers Gérard Depardieu, c’est le « vieux monde réactionnaire qui se cabre pour exister encore, s’accrochant à ses privilèges et ses injustices, face au monde nouveau qui cherche à apparaître, pour une vie plus heureuse et plus équilibrée ». Ce dont il s’agit de débarrasser, comme l’avoue ailleurs l’actrice Vahina Giocante, ce sont les défenseurs de Depardieu, dont la « moyenne d’âge » est très élevée, « déconnectés de ce nouveau monde qui émerge ». On se trouve donc explicitement devant la révolution morale de jeunes contre des boomers prêts à excuser des « abus de pouvoir ».
La révolution stimule la décadence dont elle se nourrit
Nous avons vu quelques effets de la décadence de l’intelligence et du courage dans les quelques informations retenues plus haut. Il faut y ajouter une décadence de la politique, en considérant l’importance qu’a prise cette affaire dans la situation nationale et internationale où nous nous trouvons. Et on relèvera enfin une double décadence, morale celle-là : c’est que la « justice morale » rendue contre Depardieu le soit par la valetaille de la culture, déconsidérée tant par sa servilité devant tous les pouvoirs, que par son souci politique. Et que cette engeance, d’un nombre croissant sans cesse (il y avait à l’origine de la tribune de Cerveaux non disponibles six cents signatures, elles étaient plus de 2.500 au 1er janvier) qui prétend dire la loi morale, se trouve frappée elle-même d’anomie : combien d’acteurs porno et de drag queens parmi ceux qui condamnent les propos « abjects » de Gérard Depardieu. La révolution ne se soucie pas des tares de ceux qui la servent. Elle oriente et stimule la décadence dont elle se nourrit en retour.