Frankenstein est le héros d’un court roman romantique sombre, écrit en 1818, en langue anglaise, par Mary Shelley (1797-1851), et rattaché au sous-genre gothique, dont il serait l’un des sommets. Le docteur Frankenstein a tenté de manière délibérément impie, ou par négligence, indifférence, orgueil, de refaire l’œuvre de Dieu, et de créer un nouvel homme. Il a repris le vieux rêve des alchimistes : l’homoncule. Mais il ne produit, à partir de multiples cadavres, qu’un monstre instable, semi-débile, effrayant, dangereux et meurtrier, du moins dans les versions cinématographiques connues. Dans le roman, le monstre parle une langue très correcte, et est constitué de davantage de composés organiques purs, et donc de nettement moins de morceaux de cadavres ; s’il n’est pas débile, ajout du XXe siècle à ce qui est devenu un mythe populaire, il est néanmoins un monstre criminel.
L’homoncule est un homme artificiel, en principe de petite taille, animé, créé en un sens par des sorciers, singeant avec l’aide de Satan la création divine. L’alchimiste à l’aide de sa science occulte, sans invocation explicite du diable, espère atteindre le même résultat. La créature de Frankenstein est une variante exceptionnelle, par sa taille considérable et sa force, de l’homoncule. La production d’un homoncule est aussi un des objectifs à long terme de la franc-maçonnerie occultiste, qui tient à concurrencer la création divine par ses propres créatures. Le transhumanisme rationaliste et athée, nouvel avatar du scientisme du XIXe siècle qui forme aujourd’hui un courant culturel important, trouve dans le docteur Frankenstein une sorte d’archétype qui rejoint ces rêves. La grande nouveauté est que l’on envisage depuis quelques années la réalisation d’un homoncule sinon demain, du moins après-demain.
Un film actuellement sur les écrans propose une relecture du mythe de Frankenstein et de sa créature.
Le mythe prométhéen de Frankenstein
Le Frankenstein du roman initial est avant tout un personnage issu de la mythologie antique et des alchimistes médiévaux. Mary Shelley a sous-titré son œuvre « le Prométhée moderne », à l’image du personnage de la mythologie grecque, aujourd’hui bien oublié, relevant de l’espèce des Titans. Un Titan est un dieu primitif, immortel et d’une force colossale, d’avant le règne des Olympiens, dirigés par Zeus, fils du Titan-Roi Cronos. Les Titans ont été vaincus, tués, ou chassés de la surface de la Terre par les Olympiens. Prométhée a créé, malgré les interdits de Zeus, les hommes à l’image des dieux, en une perfection interdite, avec des corps harmonieux et une intelligence. Cette dernière rend l’homme supérieur aux animaux, alors que par la seule force physique il ne vaudrait pas un lion ou un ours. Prométhée a en outre appris des savoirs et techniques aux hommes, dont le feu. Zeus a puni Prométhée pour ses désobéissances multiples. Elles sont fort discutées dans leur détail. Disons plutôt que l’impitoyable Olympien a appliqué son plan d’éradication des Titans, trouvant des prétextes douteux pour éliminer l’un d’eux. Ainsi Prométhée est-il enchaîné sur un mont du Caucase, et voit son foie dévoré chaque jour par un aigle, qu’Eschyle nomme « le chien ailé de Zeus ».
Le docteur Frankenstein se comporterait donc en nouveau Prométhée, créant une nouvelle humanité. Nous retrouvons très précisément le discours transhumaniste, qui a une résonnance particulière à notre époque. Dans ce roman, la créature n’a pas de nom ; elle est nommée « créature », « monstre », voire, terme évidemment impropre au sens strict, « démon ». La créature, rejetée par son créateur, cherche à s’intégrer à une famille, à la société humaine. Elle n’y parvient pas, choisit de faire le Mal, tue de nombreuses personnes, dont des proches du docteur Frankenstein. Ce dernier est puni à travers les meurtres de son frère, son ami, sa fiancée, par sa créature : ainsi la morale est claire, le dangereux irresponsable, au mieux, est puni. Quant au monstre, il n’a pas sa place parmi les hommes, conclusion juste et de bon sens ; il disparaît donc volontairement au Pôle Nord, considéré alors comme un bout du monde hostile, devenu curieusement un idéal et paradis terrestre menacé à notre époque de la COP21.
Un grand mythe populaire par le cinéma
Le roman a connu une deuxième vie absolument majeure, par le cinéma. Il est d’ailleurs peu lu aujourd’hui, certainement à tort. Toute une imagerie issue du cinéma a donc transformé la créature de Frankenstein, dite souvent fautivement, pour donner un nom au monstre, Frankenstein, en mythe populaire, connu de tous. Le docteur Frankenstein est ainsi infiniment plus familier au grand public que son lointain modèle antique Prométhée. L’allure de la créature de Frankenstein reste fixée par la silhouette massive de son interprète d’alors, Boris Karloff, vedette du Frankenstein de 1931. Boris Karloff a repris le rôle dans la Fiancée de Frankenstein en 1935, suite du premier film, intelligente, combinant selon les scènes poésie et humour, et s’inspirant de certains passages du roman de Mary Shelley. Enfin, il a rejoué le grand rôle de sa vie, dans la Momie, cette créature de Frankenstein, et dans le Fils de Frankenstein en 1939, suite commerciale nettement moins inspirée ; elle a introduit toutefois dans le mythe le forgeron Ygor, devenu l’assistant du docteur Frankenstein. Des dizaines de films, de qualité très variables, et souvent faibles, ont repris ce mythe depuis, ainsi que d’innombrables bandes dessinées.
Le docteur Frankenstein incarnera le savant audacieux, et même le savant dévoyé, le savant fou, pour les deux siècles écoulés depuis la sortie du roman. La science de 1818 était totalement incapable de réanimer des corps recomposés. Ce n’est plus si sûr aujourd’hui, encore moins demain. Le transhumanisme en 2015 paraît, et ce n’est pas une bonne nouvelle, malgré tous ses excès et certaines promesses manifestement délirantes – comme l’immortalité à terme –, nettement plus crédible que la forme de miracle athée attendu de la fée électricité. Le faible argument scientifique de Mary Shelley repose sur la capacité de l’électricité, expérimentée au XVIIIe, d’imposer des mouvements aux muscles, à condition qu’ils soient en bon état, même enlevés récemment à un cadavre. Le cœur étant un muscle, l’idée a germé de ressusciter un homme décédé. La chose est restée heureusement impossible.
Ce qui est très intéressant est de relever la limite évidente de cette prétention « créatrice » de l’homme, l’erreur volontaire de vocabulaire. Elle correspond à cette recherche d’une folle démesure ambitionnant d’égaler Dieu, ce qui est absurde, impie et impossible. Cette création n’en serait pas une, mais un « remontage » de matière.
Docteur Frankenstein, dernière et intéressante transposition cinématographique du mythe
La dernière interprétation cinématographique transpose le conte sombre de Mary Shelley du début à la fin du XIXe siècle. Il rejoint ainsi certaines interprétations antérieures et majeures, présentes dans tous les esprits : celles des années 1930. Le décor du laboratoire de Frankenstein correspond aux années 1890-1900 ; les transposer ainsi permet de reprendre à peu près les mêmes éléments, voire exactement les mêmes pour un grand public peu au fait des évolutions de l’instrumentation scientifique, avec ces cornées qui renvoient à l’alchimie médiévale, et ces curieux arcs électriques, des films-modèles des années 1930, transposés en partie à leur époque.
Pourtant, des thèmes très contemporains ont été introduits. Ainsi, le matérialisme idéologique de Frankenstein est absolument explicite. Cet athéisme se combine au scientisme, à l’idéologie qui prétend que les scientifiques devraient sans frein gérer l’humanité. Il est pertinent dans son expression crue, relativement rare Outre-Manche, sans être impossible, en 1890 comme de nos jours, où il tient de la triste banalité. L’humanité se porterait beaucoup mieux sous la dictature des savants, ou supposés tels. Cette dictature des compétents, des « meilleurs », est bien sûr fondamentalement antidémocratique.
En outre, il ne s’agirait nullement des philosophes-rois de Platon, mais de purs techniciens, brillants, et non de penseurs se penchant sur les problèmes, les implications morales et les conséquences éventuellement négatives, pour les proches ou la société, de leurs réalisations.
Ce docteur Frankenstein-ci méprise même ses pairs de l’Académie de Médecine, ou toute supervision de ses étranges travaux. Il finit, par sa faute, par être renvoyé de la Faculté de Médecine. Y a-t-il là quelque souci de ménager une médecine officielle, qu’il ne s’agirait pas de confondre avec ses folles dérives, ou qui servirait justement à les condamner ? En France, l’Ordre des Médecins veille en principe à la moralité des pratiques. Mais dans un pays à l’avortement massif, à la recherche embryonnaire tolérée, on ne se fera guère d’illusion au sujet de l’efficacité de ce contrôle aujourd’hui, même s’il est sans doute préférable à une absence totale de régulation.
Ce nouveau docteur Frankenstein s’affirme donc athée. Il méprise toutes les conventions sociales ou morales. Hommage du Vice à la Vertu, il est en effet impossible de fonder la morale véritable (ou de bons comportements envers les autres hommes, ou d’ailleurs les animaux, affreusement torturés aussi) sans que le but ne soit d’améliorer l’art vétérinaire ou la médecine. Il méprise jusqu’à son père. Quant à son assistant Ygor, interprété par une vedette cinématographique, l’ancien sorcier Harry Potter Daniel Radcliffe, il le sert puisqu’il est visiblement doué pour les opérations délicates. Mais ce Frankenstein est incapable d’amitié véritable, ou de bonté ; il se sert de la reconnaissance d’Ygor, qu’il a soigné d’une maladie handicapante et sorti de l’enfer d’un cirque esclavagiste. Son habileté manuelle est utilisée tâche par tâche, sans lui révéler l’ambition finale, recréer un chimpanzé, puis évidemment, un homme.
Ce docteur Frankenstein impie est un des meilleurs du cinéma, de par son impiété explicite, son caractère fourbe, manipulateur et cynique. Il est très actuel, transhumaniste, dans son comportement envers autrui, et sa collaboration avec un financier puissant tout aussi cynique que lui. Serait-il instrumentalisé à son tour ? Il s’en doute, et s’en moque totalement. Il veut réaliser son monstre. L’idée impie d’un homme amélioré convient au millionnaire commanditaire, qui après l’épisode tragi-comique du chimpanzé réveillé est convaincu de la crédibilité du projet du docteur Frankenstein, et met sa fortune et des locaux à sa disposition. Le château isolé vient satisfaire des aspects pratiques rationnels : travailler de manière tranquille, loin des regards curieux de quidams ou des autorités.
Les perspectives effrayantes du transhumanisme
Dans cette transposition vers 1890-1900, il faut voir la réalité de 2015, et plus encore l’avenir. La société sans Dieu se prend pour Dieu, et essaye de créer des monstres. La créature du film correspond assez exactement au discours actuel transhumaniste sur l’homme amélioré. Il est plus grand et plus fort, éléments certes présents dans le roman original et les films précédents, mais avec davantage de détails : l’homme amélioré compterait deux cœurs et quatre poumons. Le plus effrayant est que ce ne serait pas impossible, non par pseudo-résurrection de cadavres, mais par sélection génétique, transgénèse, tri embryonnaire et GPA, ou demain utérus artificiel. Ce qui importe n’est pas de créer quelque surintelligence, selon un thème pourtant courant, mais des travailleurs esclaves, pas forcément stupides, mais surtout forts. Faute d’éducation, le monstre se montre agressif dans le film. Avec un protocole plus prudent, ce pourrait être différent.
L’actualisation de la fable de Frankenstein effraie véritablement en ce qu’elle révèle de notre époque, ou d’un avenir sinistre prévisible. Les avertissements de 1818 face aux dérives du scientisme sont désormais d’une brûlante actualité.