Alexandre Douguine, occultisme et satanisme d’un penseur que certains imaginent chrétien traditionnel : un essai de John Lamont

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Notre confrère The European Conservative a publié il y a quelques jours un passionnant essai de l’universitaire catholique canadien John Lamont, penseur thomiste formé à Oxford, professeur de philosophie et de théologie. Le Dr Lamont y propose une réflexion circonstanciée sur le faux « traditionalisme » de la Russie actuelle et la fascination qu’elle exerce sur certains cercles catholiques en Occident, et sur les origines occultistes de la pensée qui le sous-tend. Il se penche plus précisément sur la pensée occultiste d’Alexandre Douguine, que des collaborateurs de médias catholiques conservateurs comme le Catholic Herald ou First Things en sont à porter aux nues.

 

Les valeurs chrétiennes de la Russie, vraiment ?

Douguine, il faut l’ajouter, est le penseur et l’idéologue d’un des grands oligarques russes, fondateur de l’Institut Saint-Basile qui promeut la famille et le respect de la vie, Konstantin Malofeev, par ailleurs va-t-en guerre exalté, qui sans s’afficher dans l’entourage de Poutine évolue néanmoins en toute liberté idéologique et financière en Russie et soutient son invasion de l’Ukraine. Douguine écrit ainsi très fréquemment sur Tsargrad.tv, le plus important média de Malofeev, dont il a été le rédacteur en chef ; il est aujourd’hui le directeur de l’Institut Tsargrad, think tank fondé au printemps 2023 par Malofeev.

 

De Douguine à Poutine en passant par Malofeev

Les passerelles entre le pouvoir russe et la mouvance Douguine apparaissent aujourd’hui comme nombreuses : ainsi, Malofeev et Douguine étaient-ils à l’honneur lors du lancement du Mouvement international des russophiles (MIR) créé avec les encouragements de Vladimir Poutine et de Sergueï Lavrov.

Nous vous proposons ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’auteur et de The European Conservative, notre traduction intégrale de l’essai de John Lamont. Il montre toute la logique de la pensée russe sur la multipolarité et la lutte contre l’« atlantisme ». Le texte original en anglais se trouve ici. – J.S.

 

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Le philosophe russe Alexandre Douguine, défenseur des valeurs traditionnelles ou dangereux occultiste ?

 

Il se trouve des conservateurs en Occident pour exprimer leur sympathie à l’égard des Russes dans la guerre que ceux-ci mènent contre l’Ukraine. Cette sympathie est difficile à justifier au regard des faits, qui sont bien connus : l’invasion russe de l’Ukraine a pour objectif d’effacer la nationalité ukrainienne, et cet objectif est poursuivi avec une grande brutalité. Comment se fait-il alors que les conservateurs puissent éprouver de la sympathie pour la position russe, ou même la défendre ? Le brillant historien tatar Kamil Galeev a présenté cette explication sur Twitter :

Comment les grands animaux ont-ils été apprivoisés à l’origine ? J’aime beaucoup la théorie selon laquelle les peuples anciens utilisaient la même astuce que les chasseurs modernes : les pièges à sel. Ils donnaient aux animaux du sel, ce sel qui leur est indispensable, afin de les faire approcher. Même l’élevage comporte un élément de corruption et de négociation. (…) Il faut donner aux gens ce qu’ils veulent. Mais que veulent-ils ? En général, c’est très simple à savoir, car ils ne cessent d’en parler. Ils peuvent toutefois l’exprimer de manière indirecte, par le biais de projections. (…) Les droites occidentales aspirent à un grand pouvoir chrétien conservateur qui les sauvera des « woke ». Elles en rêvent jour et nuit. (…) Elles projettent ce désir sur le candidat le plus proche, Vladimir Poutine, en l’assimilant à une figure parentale.

Poutine est au courant de ces espoirs, et il en a joué en critiquant publiquement l’idéologie woke. De nombreux conservateurs, en manque de sel, ont souscrit à sa présentation de la Russie et du gouvernement russe comme les défenseurs des valeurs chrétiennes traditionnelles face à l’Occident libéral et anti-chrétien. Ils considèrent que la Russie est fondamentalement du bon côté, une perception renforcée par le fait que leurs ennemis libéraux en Occident soutiennent l’Ukraine. D’où leur attitude à l’égard de la guerre actuelle.

Ces espoirs des conservateurs se manifestent notamment à travers la déférence dont certains font preuve à l’égard du penseur russe Alexandre Douguine, dont le travail acharné et la maîtrise de l’anglais lui ont permis d’acquérir une large audience en Occident. Gavin Ashenden, rédacteur en chef adjoint du Catholic Herald, en est un exemple. Ashenden, ancien aumônier de la reine Elisabeth II, a été accueilli dans l’Eglise catholique romaine en 2019. Ashenden a salué le travail de Douguine, tout en condamnant la presse occidentale qui l’a qualifié de fasciste : « Il est stupéfiant de constater que cette étiquette est employée même dans ce qui fut jadis le plus prestigieux de nos journaux à grand tirage. Comment est-il un jour devenu acceptable d’utiliser ce terme comme une forme d’injure générale et désinvolte, sans aucune preuve à l’appui ? » Michael Millerman a également pris la défense de Douguine dans First Things. Il décrit Douguine comme un « philosophe-roi mystique », « le plus grand maître à penser philosophique de l’alternative idéologiquement cohérente à la modernité politique occidentale » ; Douguine propose selon lui une issue et une voie à suivre pleines d`espoir, qui remplissent les promesses de la pensée de Heidegger.

L’expression « alternative idéologiquement cohérente à la modernité politique occidentale » résume parfaitement l’attrait de Douguine pour les conservateurs, qui sont eux-mêmes des adversaires idéologiques de la modernité occidentale et qui ont tendance à supposer que toute autre personne qui s’y oppose est en quelque sorte un allié. Douguine est assurément un adversaire de la modernité occidentale, et sa pensée est à bien des égards caractéristique de la société et de la vie intellectuelle russes. Mais sa pensée mérite d’être examinée avec précision afin de comprendre pourquoi les conservateurs se trompent en considérant la Russie de Poutine comme sympathique sur le plan idéologique, ou comme un phénomène porteur d’espoir.

 

La tradition de l’occultisme russe

La pensée et la carrière d’Alexandre Douguine peuvent être aisément résumées. Il a consacré sa vie à l’étude et à la promotion de l’ésotérisme occidental et à sa fusion avec le nationalisme russe. La plupart des gens, heureusement, ignorent tout de l’ésotérisme occidental, de sorte qu’une présentation de Douguine doit commencer par une analyse de ses racines intellectuelles et des influences qu’il a subies.

Ces racines plongent dans la riche tradition russe du non-sens ésotérique et occultiste. Après la révolution de 1905, le gouvernement tsariste relâcha son contrôle sur les mouvements religieux et idéologiques au sein de l’Empire russe. Les groupes occultistes se sont alors multipliés, acquérant une influence considérable sur la société russe. Parmi ces groupes figurait une section du parti bolchevique, les « bâtisseurs de Dieu ». Ces derniers étaient dirigés par Alexandre Bogdanov – cofondateur, avec Lénine, du parti bolchevique –, Maxim Gorky et Anatoly Lounatcharski. Ils pensaient que les mythes, les rituels et les symboles religieux étaient des outils puissants qu’il fallait réinterpréter afin de promouvoir le socialisme et le culte de l’humanité, plutôt que de les abandonner purement et simplement. Leur projet se heurta à l’opposition de Lénine, matérialiste pur et dur, qui remporta la lutte pour le pouvoir au sein du parti. Bogdanov fut alors chassé de la vie politique ; il se lança dans la recherche sur la transfusion sanguine en tant que moyen de prolonger la vie humaine. Il mourut des suites d’une transfusion sanguine ratée en 1928. Lounatcharski, quant à lui, conserva un poste au sein de la direction bolchevique et devint le premier commissaire du peuple à l’éducation de l’Union soviétique. Il tenta de gagner le soutien des occultistes au régime soviétique. Après sa mort en 1933 (étonnamment, de causes naturelles), la mémoire de Lounatcharski fut effacée en Union soviétique. On le réhabilita dans les années 1960, et un regain d’intérêt pour ses idées s’accompagna alors d’un enthousiasme renouvelé pour l’occultisme au sein de la société soviétique.

Viatcheslav Menjinski, chef de l’OGPU de 1926 à 1934, est le plus important des bolcheviques ayant entretenu des liens avec l’occultisme. Avant la révolution, Menjinski faisait partie du cercle du poète sataniste Mikhaïl Kouzmine, et il écrivait des vers dans lesquels on retrouve des points de vue semblables à ceux de Douguine (« Tout le monde ne peut saisir/L’art merveilleux de voir dans les mornes commandements/Des phares seulement pour les tentations audacieuses. »). Il fut le mentor de Staline en matière de conception de complots imaginaires pour justifier l’extermination d’opposants politiques réels ou potentiels, et pour la mise en scène de procès-spectacles autour de ces conspirations. Staline s’était appuyé sur Menjinski pour prendre le pouvoir et pour collectiviser l’agriculture, et il n’avait jamais douté de sa loyauté. Donald Rayfield observe que « des obsessions messianiques lient Menjinski… à Staline… Il ne suffisait pas de nier Dieu, ils brûlaient de le supplanter ». Staline n’était pas un occultiste ; les simagrées et les absurdités de l’occultisme ne lui ressemblaient pas. Là où il était d’accord avec Menjinski, c’est sur le renversement des valeurs morales qui fait partie de l’occultisme. Dans cette inversion, l’obéissance à la loi morale incombe aux médiocres, aux méprisables, aux sous-hommes. A ceux qui foulent aux pieds cette loi morale, reviennent le respect et l’honneur : plus leurs transgressions sont graves, plus ils sont bons et semblables à des dieux. Les menteurs orgueilleux et cruels héritent de la terre. La méthode de gouvernement de Staline était fondée sur cette philosophie, et elle a laissé sa marque sur la Russie jusqu’à nos jours.

La pensée de Douguine est enracinée dans la mouvance occultiste des années 1960. Cette décennie vit la fondation du « Cercle Ioujinski » par Iouri Mamleïev, occultiste et figure littéraire très respectée, auteur de romans d’une abjection et d’une obscénité vraiment exceptionnelles. Le cercle regroupait de manière informelle des intellectuels et des artistes partageant les mêmes idées, qui se réunissaient autour de Mamléïev dans son appartement de la rue Ioujinski à Moscou. Mamléïev entraîna le cercle dans l’étude intensive d’ouvrages ésotériques et occultistes occidentaux. Il s’intéressait à la métaphysique hindoue et bouddhiste et cherchait à concilier les positions métaphysiques de l’hindouisme et de l’orthodoxie russe. Il adhérait à la conception gnostique de l’univers physique comme fondamentalement mauvais et dépravé. Il soutenait que le contact avec le Divin en dehors de ce monde peut être atteint par un comportement extrême qui permet de pénétrer dans les profondeurs métaphysiques. C’est Mamléïev qui dirigeait le Cercle Ioujinski lors de cérémonies censées mener à cette percée ; ces cérémonies comportaient des rites sexuels aberrants et la consommation d’extraordinaires quantités d’alcool. Il pensait qu’une élite spirituelle d’occultistes russes retrouvait là une tradition occulte russe, faisant ainsi de la Russie le centre spirituel du monde.

Evgueni Golovine devint la principale figure du Cercle après le départ de Mamléïev pour les Etats-Unis en 1974, où ce dernier obtint un poste d’enseignant à Cornell. Golovine se passionna d’abord pour René Guénon (1886-1951), cet occultiste français qui croyait en une tradition spirituelle primordiale d’origine non-humaine sous-tendant toute pratique religieuse.

Guénon pensait que cette supposée tradition primordiale, à laquelle il prétendait adhérer, était préservée sous une forme ésotérique dans le christianisme, sous une enveloppe exotérique. Il considérait l’avènement de la modernité comme une catastrophe en raison du rejet de la magie et de l’occultisme par les Lumières. La pensée de Guénon a été baptisée « traditionalisme », un terme qui, dans ce contexte, ne doit pas être confondu avec le goût pour les célébrations liturgiques chrétiennes traditionnelles. Cette tradition primordiale, telle qu’il la présentait, était un mélange d’idées hindoues et gnostiques. Guénon soutenait que le progrès spirituel s’obtenait par l’initiation à la tradition ésotérique d’une religion, et que le salut de la société humaine dépendait de sa prise en charge par une élite initiée. Il a exercé une influence importante sur la Garde de fer roumaine d’extrême droite des années 1930 et 1940, ainsi que sur Mircea Eliade, membre zélé de la Garde de fer dans les années 1930 et éminent spécialiste des religions à l’université de Chicago à partir des années 1950. Certains éléments de la pensée de Guénon transparaissent chez Leo Strauss, collègue d’Eliade. Lorsque la Garde de fer a été fondée en Argentine dans les années 1960, elle a pris Eliade (ainsi que Lénine) comme l’une de ses sources d’inspiration. (Le père Jorge Bergoglio S.J. était proche de la Garde de fer argentine et l’a aidée en donnant le contrôle de l’ancienne université jésuite d’El Salvador à Buenos Aires à certains de ses principaux membres ; voilà qui témoigne de l’étendue de l’attrait de la pensée de Guénon).

Cependant, Golovine allait vite être rebuté par l’acceptation nuancée du christianisme par Guénon ; il se tourna alors vers Julius Evola (1898-1974), fasciste et occultiste italien. Evola croyait également en une tradition spirituelle primordiale cachée, mais il rejetait le christianisme en raison de sa défense de l’égalité entre les hommes. Il cherchait plutôt à faire revivre le paganisme romain. Il se brouilla avec Mussolini dans les années 1920, en partie parce qu’il pratiquait des rituels magiques pour empêcher ce dernier de conclure un accord avec l’Eglise catholique ; Mussolini en eut vent, et s’en offusqua. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Evola est devenu une source d’inspiration idéologique majeure pour le terrorisme de droite italien et pour le parti d’extrême droite hongrois Jobbik.

Golovine conçut une fascination pour les occultistes völkisch, c’est-à-dire les penseurs et les groupes occultistes liés à la montée du parti nazi en Allemagne. Il s’agit notamment de la Société Thulé et de son fondateur Rudolf von Sebottendorf, des ariosophes Guido von List, Jörg Lanz von Liebenfels et Karl Maria Wiligut, ainsi que de l’universitaire nazi Herman Wirth. Le parti nazi avait été fondé par deux membres de la Société de Thulé, Karl Harrer et Anton Drexler. La Société Thulé était initialement propriétaire du journal officiel nazi, le Völkische Beobachter. Parmi les membres de la Société figuraient Rudolf Hess et Hans Frank, deux nazis de tout premier plan. Certains chercheurs ont pu affirmer que le mentor d’Hitler, Dietrich Eckart, était membre de la Société, ce qui semble inexact. Cependant, Eckart (à qui Hitler a dédié Mein Kampf) a parfois reçu un soutien financier de la Société et partageait son idéologie générale, même s’il n’en était pas officiellement membre. L’intérêt de Golovine pour les occultistes völkisch est né de sa rencontre avec Le Matin des magiciens, un roman de Louis Pauwels et Jacques Bergier qui présente un large éventail de thèmes occultistes. Son enthousiasme pour les occultistes nazis conduisit Golovine à rebaptiser le Cercle Ioujinski « Ordre noir des SS » et à se donner le nom de Führer de l’Ordre.

 

L’occultisme de Douguine

Une fois ce cadre établi, il devient possible de revenir à la figure d’Alexandre Douguine en la replaçant dans le bon contexte. Sa formation intellectuelle et spirituelle était profondément occultiste, et elle est au cœur de sa pensée, encore aujourd’hui. Il a été initié au Cercle Ioujinski en 1980 par Gueïdar Djemal (1947-2016), qui partageait la direction du Cercle avec Golovine. Djemal était lui aussi attaché aux idées occultes nazies, et il a poussé le traditionalisme de Guénon et d’Evola dans des directions plus extrêmes. Il associait cette pensée à une allégeance à une certaine forme d’islam soufi. Il eut une carrière prestigieuse dans diverses organisations islamiques qui lui valut, entre autres, un doctorat honorifique de l’université de Capetown.

Tout au long des années 1980, Douguine joua un rôle actif dans l’aile pro-nazie du cercle dirigé par Djemal. En 1988, il rejoignit le groupe « Pamyat », organisation nationaliste et antisémite de Dimitri Vassiliev, et siégea à son conseil central. Après la chute de l’Union soviétique en 1991, Vassiliev revendiqua pour cette organisation le titre de « fasciste », rejetant Mussolini et Hitler qu’il ne considérait pas comme de vrais fascistes. Douguine fut exclu de l’organisation au motif d’allégations de satanisme et autres délits.

Malgré cela, Douguine continua de prendre part à des pratiques occultes et de se rattacher au nazisme. En 1991, il tenta de participer au putsch anti-Gorbatchev. En 1993, Douguine est apparu en tant que commentateur-expert dans Les secrets du siècle, un documentaire télévisé qui décrivait avec complaisance les groupes et idées occultes liés au parti nazi. De 1994 à 1998, il militait au sein du parti national-bolchevique d’Edouard Limonov. Ce parti reprenait l’idéologie des anciens nationaux-bolcheviks d’Allemagne et d’URSS qui cherchaient à conjuguer nazisme et communisme. De 1989 à 1993, il a beaucoup voyagé en Europe occidentale pour tisser un réseau avec d’autres militants droitistes. Il établit des contacts avec Alain de Benoist, Robert Steuckers et Jean Thiriart, en France et en Belgique. De Benoist est le fondateur du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), un groupe de réflexion de la Nouvelle Droite française ; c’est un néo-païen qui déteste le christianisme et promeut le nationalisme blanc. Douguine et lui sont devenus alors de proches collaborateurs. En Italie, Douguine a tissé des liens avec Claudio Mutti, un influent néo-fasciste adepte d’Evola. Douguine a de nombreux contacts en Roumanie. Il s’agit notamment des hommes politiques Adrian Năstase, de l’universitaire Ilie Bădescu et de l’artiste Eugen Mihăescu. Douguine fait partie d’un réseau intellectuel et politique néo-païen européen qui constitue une partie significative de la droite européenne. Il n’a jamais relâché le rythme intense de ses publications et de son activité médiatique. En 2008, il a été nommé à la faculté de sociologie de l’université d’État de Moscou, mais en 2014, il a été démis de ses fonctions pour avoir appelé au génocide des Ukrainiens.

Douguine se décrit comme un eurasiste et un traditionaliste. L’eurasisme est une école de pensée géopolitique fondée par Sir Halford Mackinder (1861-1947). Pour Mackinder, le contrôle du « Heartland », la partie nord de l’Asie correspondant plus ou moins aux territoires de l’ancien Empire russe, est la clef du contrôle du monde. Cette position stratégique résulte du développement des chemins de fer, qui ont permis d’exploiter les ressources et la position centrale du Heartland. Pour Mackinder, un Heartland politiquement uni menacerait la domination de la puissance maritime de la Grande-Bretagne. L’eurasisme a été adopté en Russie par Ivan Iline (1883-1954), le penseur préféré de Poutine, et Lev Goumilev (1912-1992), pour qui la Russie relève d’une culture asiatique influencée par l’empire mongol, plutôt que d’une culture européenne.

Le traditionalisme de Douguine ajoute l’occultisme à cette théorie géopolitique. La source principale justifiant cet ajout est The Arctic Home in the Vedas, livre publié en 1903 par le nationaliste indien Bal Gangadhar Tilak. Ce livre affirme que les Aryens sont originaires de l’Arctique, à une époque où le climat y était chaud et agréable. Cette affirmation a été reprise par les occultistes völkisch, qui assimilèrent cette patrie à l’Hyperborée, un paradis terrestre que les Grecs de l’Antiquité imaginaient situé dans le Grand Nord. Cette idée se retrouve également chez Guénon et d’autres occultistes français. Guido von List et Jörg Lanz von Liebenfels nommèrent cette patrie disparue Arktogaïa, qu’ils considéraient comme la patrie ancestrale des Aryens située au pôle Nord, et la source de la religion ésotérique aryo-germanique. Rudolf von Sebottendorf baptisa sa Société de Thulé en se référant au nom de Thulé, la prétendue capitale de l’Hyperborée. En 1990, Douguine fonda la société historico-religieuse « Arktogeya », une maison d’édition et plus tard une présence sur Internet, qu’il nomma d’après cette patrie supposée. Herman Wirth (1885-1981) soutenait également que les Aryens étaient originaires de l’Arctique et cherchait à retrouver leur religion et leur culture d’origine, qu’il considérait comme la source de toute sagesse spirituelle. Wirth fonda l’Ahnenerbe, l’institut SS chargé de soutenir la croyance nazie en la suprématie aryenne. Il représente l’une des influences les plus importantes sur la pensée de Douguine.

Il est vrai que Douguine s’intéresse à Heidegger, dont l’appartenance officielle au parti nazi en fait pour lui une figure sympathique. Le prestige de Heidegger lui permet de profiter d’une référence de choix, et la difficulté et l’obscurité de sa pensée permettent à Douguine d’identifier ses propres thèses avec les idées de Heidegger sans prendre le risque d’une contradiction facile. Cependant, les principaux éléments de la pensée de Douguine proviennent des idées de Mamléïev, Guénon, Evola et des occultistes völkisch.

 

Satanisme, christianisme et Russie

Après cet examen approfondi de l’occultisme russe et de l’association de Douguine avec lui, il est temps d’examiner brièvement le contenu de la pensée de Douguine. Dans la géopolitique de Douguine, la Russie est identifiée à la fois à l’Hyperborée et au Heartland de Mackinder. La Russie préserve la tradition hyperboréenne originelle de l’intuition spirituelle et elle est la patrie de l’élite spirituelle de l’humanité. Les puissances maritimes de Mackinder sont les puissances atlantistes de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, ces porteurs et champions de la modernité qui s’opposent à la Tradition. La Russie et les Etats-Unis sont donc des ennemis irréconciliables et la lutte qui les oppose est eschatologique. La victoire russe promet de mettre fin à l’époque actuelle, le Kali Yuga, la pire et la plus corrompue du cycle du temps, et de transformer ce monde en cité céleste. La lutte pour cette victoire détruira la majeure partie de la race humaine, mais pour Douguine, c’est tout bénéfice.

Il est facile de se perdre dans les écrits volumineux, discursifs et obscurs de Douguine, ou de le rejeter comme un être complètement déséquilibré. Mais il existe en fait une idée métaphysique cohérente qui sous-tend sa pensée. Douguine soutient ce qu’il appelle le « manifestationnisme », contre le créationnisme qui, dans ce cadre, n’a rien à voir avec la théorie de l’évolution. Le manifestationnisme affirme qu’il n’y a pas de frontière nette entre le monde divin et le monde naturel, et il nie l’existence de tout ce qui serait entièrement non-divin. Le créationnisme soutient que le monde a été créé par Dieu à partir de rien et que la distinction entre le divin et le non-divin est la distinction entre la cause incréée de tous les autres êtres et les entités qui sont créées par cette cause ex nihilo. Seul le Dieu incréé peut être adoré ; adorer comme divin tout ce qui n’est pas le créateur est un péché d’idolâtrie, selon le créationnisme. Douguine soutient que l’Ancien Testament est créationniste, mais que le christianisme rejette le créationnisme. En effet, selon lui, la venue du Christ avait pour but de réfuter et de renverser le créationnisme. Il identifie correctement l’Eglise catholique romaine comme étant créationniste, mais il en déduit qu’elle est l’ennemie du « vrai christianisme ».

Douguine croit que les anges déchus ont eu raison de refuser le statut d’êtres purement créés, puisque ce refus était justifié par le manifestationnisme. L’enthousiasme de Douguine pour l’occultiste anglais Aleister Crowley est lié à cette validation du point de vue du diable. Il existe une vidéo de Douguine dans laquelle il entonne des extraits des œuvres de Crowley lors d’une cérémonie organisée en l’honneur de ce dernier. Douguine a proclamé son allégeance à la « voie de la main gauche » de l’occultisme, qui englobe la haine du monde, l’immersion dans le mal et la destruction. Sa sympathie à l’égard de la vision démoniaque des choses se manifeste dans son éloge du tueur en série russe Andrei Chikatilo (un « artiste du mystère cosmogonique » selon Douguine) et dans son attitude favorable à l’anéantissement nucléaire des Etats-Unis.

Le mécanisme psychologique qui sous-tend cette attitude est clair. Commettre des actes monstrueusement mauvais consiste à s’opposer le plus possible à la volonté de Dieu. L’auteur de tels actes considère qu’une telle opposition active à la volonté de Dieu le place au même niveau que Dieu, puisqu’il traite Dieu comme un être à qui l’on ne doit ni crainte ni obéissance. Les adeptes de la « voie de de la main gauche » considèrent que cette auto-exaltation, à égalité avec Dieu, confère réellement une divinisation en élevant l’auteur de l’acte au-dessus de la catégorie des simples créatures.

En 1999, Douguine a rejoint les Vieux Croyants, un groupe religieux qui s’est séparé de l’Eglise orthodoxe russe au XVIIe siècle pour s’opposer aux changements liturgiques introduits par le patriarche Nikon de Moscou. Douguine affirme que la Tradition primordiale à la Guénon se trouve sous sa forme la plus authentique dans le christianisme ésotérique de ce groupe. Sa prétendue appartenance chrétienne est donc en réalité une adhésion à ses idées manifestationnistes et occultistes, qu’il revendique comme étant la foi ésotérique des Vieux Croyants.

Nous pouvons convenir que le terme « fasciste » est trop sobre et trop limité pour rendre compte de la pensée de Douguine, et qu’il est donc inexact. Cette conclusion ne devrait guère rassurer ceux qui s’inquiètent de l’influence de Douguine.

L’influence personnelle de Douguine en Russie a été exagérée, mais il n’en reste pas moins un personnage de premier plan sur la scène russe. Son importance réside dans le fait qu’une personne avec ses idées a pu devenir une figure éminente en Russie, mais aussi dans l’attrait plus large qu’exerce sur les Russes le milieu dont il est issu. Cet attrait plus large se manifeste dans des phénomènes tels que le groupe de mercenaires Wagner. Il s’agit d’une organisation néo-nazie qui doit son nom à l’admiration de son fondateur pour le Troisième Reich, et qui prône une forme de paganisme ravivé appelée « Rodnovérie ». Il se glorifie de ses atrocités, et fait de ses instruments de torture un symbole officiel. Il est bien connu qu’il s’agit d’un élément important de la politique russe et de l’effort militaire russe.

Comme nous l’avons vu, les opinions de Douguine ne sont pas très originales, et sa réputation et son influence en Russie sont moins importantes que ce que l’on dit en Occident. Mais si Douguine n’est pas original, c’est précisément parce que sa pensée est composée d’éléments empruntés à un vaste et influent mouvement intellectuel russe. Le fait que de tels points de vue aient du poids et trouvent un public important en Russie révèle une société profondément troublée, abîmée et irrationnelle. Cela montre aussi que l’image d’une Russie soutenant les « valeurs traditionnelles » est une invention de la propagande. Le fait que Poutine et le gouvernement russe pensent que ces valeurs bénéficient d’un soutien suffisant pour justifier cet effort de propagande peut constituer un certain réconfort, mais c’est une erreur, pour le moins, que d’y croire un tant soit peu.

John Lamont – Source : “The European Conservative”

 

Traduction de Jeanne Smits