Pour les catholiques soucieux de l’intégrité de la foi, il y a trois manières d’aborder l’exhortation poste synodale Amoris laetitia sur le mariage et la famille. La première consiste à accueillir le texte sans s’autoriser la moindre critique. Pour beaucoup, il s’agit là de la seule approche possible. Respect de l’autorité, amour du Saint-Père, affirmation du présupposé bienveillant selon lequel le pape François cherche à œuvrer au salut de toutes les âmes en des temps où la vérité est si largement obscurci et méconnu du grand nombre, se conjuguent pour inciter à l’accueil docile d’un texte avant tout « miséricordieux ».
La deuxième manière, c’est de reconnaître que l’exhortation comporte des affirmations déroutantes, mais qu’il est possible, dans une « herméneutique de la continuité », de l’interpréter de manière parfaitement conforme à la foi et à la morale, la vérité en somme que l’Eglise est chargée de transmettre. On peut supposer que de nombreux évêques et une multitude de prêtres s’efforceront, pour ne pas scandaliser les fidèles, peut-être, de présenter ainsi Amoris laetitia. A vrai dire, cela a déjà été le cas pour beaucoup, notamment en France, où des évêques comme Mgr Aillet et de nombreux curés de paroisse ont appelé les fidèles à s’inspirer des belles choses qui se trouvent effectivement dans l’exhortation, mais qui ont minimisé ou relativisé ses aspects les plus surprenants.
“Amoris laetitia” : oser une lecture exacte
La troisième manière consiste à aborder le texte pour lui-même, en lui appliquant une analyse précise, qui tienne compte de sa réception par les partisans de l’approche dite « pastorale » des « situations dites “irrégulières” » (pour reprendre la graphie du texte pontifical), et d’une modification de la « praxis » de l’Eglise à l’égard des couples divorcés « remariés », vivant en concubinage ou contrevenant d’autres manières à la loi de Dieu dans le cadre d’un choix de vie permanent et dont ils ne veulent pas sortir.
Cette troisième lecture est-elle possible sans manquer au respect du Vicaire du Christ ? Oui, puisque chaque fidèle est responsable à son niveau de rechercher la vérité et d’exercer son intelligence. En réalité, il semblerait que les partisans de la seconde manière soient prêts à brider leur regard et leur raisonnement logique afin de ne point manquer au respect filial qu’ils doivent au pape. C’est respectable, et rend compte de motivations soucieuses de l’unité de l’Eglise.
Mais c’est le cardinal Burke qui, en rappelant que le pape ne peut point changer la doctrine, nous montre finalement la voie. Dans un long texte, traduit en français et dont il a approuvé la traduction, publié par l’Homme nouveau, le cardinal, spécialiste de droit canonique, aujourd’hui tenu à l’écart des postes clés de la Curie, explique la distinction entre les propos et actes personnels du pape et ce qu’il déclare en tant que vicaire du Christ. En publiant ce long texte à propos d’Amoris laetitia, le cardinal Burke suggère en creux, mais très fortement, qu’il faut se livrer à une analyse précise du texte et ne pas en retenir ce qui relève des appréciations personnelles du pape François. Sans manquer au respect filial, il s’agirait donc d’être lucide sur les difficultés que représente ce texte. Et vue l’exploitation qui en est déjà faite par les ennemis de la doctrine pérenne de l’Eglise sur le mariage, cela devient pour ainsi dire un devoir.
L’exhortation post-synodale multiplie les bizarreries par rapport à la doctrine
On a pu relever dans Amoris laetitia un certain nombre d’approches étranges, de lacunes, de citations tronquées. Mais ce qui pose le plus grave problème, c’est le chapitre 8, Accompagner, discerner et intégrer la fragilité. Nous en avions parlé longuement ici sur reinformation.tv. D’emblée il faut noter que le mariage chrétien y est présenté non comme une réalité accessible avec le secours de la grâce mais comme « idéal ». Qui dit idéal suggère une perfection difficile à atteindre pour la moyenne des gens. Le ton est donné lorsque dans le paragraphe 292, l’exhortation affirme : « D’autres formes d’union contredisent radicalement cet idéal, mais certaines le réalisent au moins en partie et par analogie. » Il y a donc du bien dans le mal, des éléments qui justifient au moins partiellement les unions « dites irrégulières », voir, comme le souligne Thibaud Collin dans L’homme nouveau, une manière chrétienne et juste de vivre une relation adultérine.
Il y a en effet une différence entre le fait pour un conseiller spirituel ou un confesseur de prendre appui sur les bons élans et le désir de bien et de conversion que la grâce peut faire naître même chez le plus endurci des pêcheurs – Dieu ne cherche-t-il pas toujours et inlassablement à attirer ses créatures à lui ? – et celui de « valoriser les éléments constructifs dans ces situations qui ne correspondent pas encore ou qui ne correspondent plus à son enseignement sur le mariage ». Valoriser, c’est dire qu’il faut leur reconnaître une valeur propre, les applaudir en quelque sorte, ce qui immanquablement porte à juger que ces situations peuvent être quelque part bonnes en elles-mêmes.
Changements tous azimuts : péché, grâce, économie du salut
Le problème, c’est que cela efface ou passe à côté de la doctrine traditionnelle sur l’état de grâce et les mérites que l’on peut, ou plutôt que l’on ne peut pas acquérir lorsqu’on est en état d’inimitié avec Dieu. Le péché mortel coupe radicalement de la grâce. Toute la logique de l’exhortation et de minimiser la réalité, la fréquence, les effets de ces péchés graves. « L’Église a une solide réflexion sur les conditionnements et les circonstances atténuantes. Par conséquent, il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite “irrégulière” vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante. »
Que l’Eglise ait eu depuis toujours une solide réflexion sur les circonstances atténuantes est un fait acquis. Il faut donc évaluer à leur juste valeur les mots « Il n’est plus possible… » : ils semblent indiquer un changement dans cette doctrine. Une nouvelle prise de conscience. Une mise en cause inédite de l’expression exigeante et vraie d’une doctrine complète : cela est totalement logique si l’on considère que le respect des commandements fondamentaux, ceux qui relèvent d’ailleurs de la loi naturelle en ce qui concerne l’indissolubilité du mariage, n’est jamais qu’un idéal que l’homme du XXIe siècle ne peut espérer éventuellement atteindre au terme d’un cheminement.
Décidément, l’exhortation Amoris laetitia laisse un large champ aux conditionnements, aux ignorances, aux difficultés des personnes qui ont rompu un mariage antérieur et qui se sont engagés dans une nouvelle union : elle affirme surtout une sorte d’impossibilité pratique à vivre chastement, en ouvrant largement les possibilités de discernement personnel, d’examen de conscience et de conversations avec un confesseur pour arriver à une sorte de tranquillisation des consciences.
La controverse sur les divorcés « remariés » est bien close du point de vue du pape
La question des sacrements pour les « divorcés remariés », qui a été au centre des débats pendant deux pénibles années de synode n’est dès lors plus une histoire d’exception qui confirme la règle, mais le point d’orgue d’une symphonie qui s’est jouée en toute cohérence autour d’une innovation qui change le regard sur la loi divine, sur le devoir d’état, le péché, la grâce, le message exigeant du Christ lui-même qui accueillait les pires pécheurs mais les invitaient à la conversion et à la rupture avec leurs errements antérieurs.
Non ! Répliqueront les admirateurs du sens pastoral et de la profonde humanité qui transpire des pages d’Amoris laetitia. L’exhortation tient compte de la misère humaine, disent-ils. Elle ne sépare pas le monde entre « purs » et « impurs »… Enfin ?
Faut-il vraiment croire que l’Eglise n’a jamais su montrer son amour maternel aux pécheurs, et qu’elle n’a pas généreusement dispensé la miséricorde au nom du Christ ? Certes il y a eu le jansénisme et d’autres rigorismes de ce genre, mais c’étaient des aberrations… Dans Amoris laetitia, c’est autre chose qui est suggéré : l’Eglise y est invitée à l’« autocritique » – mot marxiste – et à une prise en compte « du poids des conditionnements concrets » : « Nous pouvons ajouter que la conscience des personnes doit être mieux prise en compte par la praxis de l’Eglise dans certaines conditions qui ne réalisent pas objectivement notre conception du mariage », écrit le pape.
Le pape François cite mal saint Thomas d’Aquin
La « nôtre » ? L’indissolubilité, la fidélité, la fécondité ne sont pas des inventions catholiques liées à la Révélation. Il en était ainsi « à l’origine » : c’est le Christ lui-même qui le dit. Avec force : en déjouant sans y mettre de formes le mensonge de la Samaritaine sur son « mari » qui n’en est pas un ; en lançant à Marie-Magdeleine les paroles libératrices, « Va et ne pèche plus. » La loi vaut pour tous, parce qu’elle est ordonnée à la vérité de Dieu et condition du bonheur de l’homme. Et si les hommes ont la conscience obscurcie – même sur le plan de la loi naturelle – c’est bien à l’Eglise de les éclairer afin de leur montrer quelles sont les conditions de l’incorporation au Christ qu’elle seule est capable de réaliser.
L’article 304 de l’Exhortation assure qu’« il est mesquin de se limiter seulement à considérer si l’agir d’une personne répond ou non à une loi ou à une norme générale, car cela ne suffit pas pour discerner et assurer une pleine fidélité à Dieu dans l’existence concrète d’un être humain ». Et de citer (incomplètement) un texte de saint Thomas d’Aquin (Somme, Ia IIae question 94, article 4) sur les « exceptions » que rencontrent les principes généraux dans les applications particulières. Mais le docteur angélique ne parlait pas tout à fait de la même chose : il cherchait à savoir si l’application aveugle d’un principe était toujours la règle pour faire le bien. Et il montrait d’une part que les circonstances peuvent interdire d’agir de la façon qui eût semblé juste – on ne restitue pas un dépôt si l’on sait qu’il va être utilisé pour combattre la patrie – et que d’autre part la raison chez certains peut être « faussée par la passion, par une coutume mauvaise ou par une mauvaise disposition de la nature ».
Autrement dit, dans l’application concrète des principes, il faut chercher d’abord le bien, et non pas justifier un mal objectif au nom d’une conscience faussée.
Qu’ensuite la responsabilité personnelle puisse être atténuée, que la matérialité d’une mauvaise action ne puisse pas équivaloir à l’imputation du péché, les « modernes » ne l’ont pas inventé. Mais tout se passe comme si…
Voilà l’environnement de la fameuse note qui prévoit de manière sibylline que des divorcés remariés, ou des personnes se trouvant dans une autre situation « dite irrégulière » comme le dit l’Exhortation, puissent accéder à la communion. « A cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible que, dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement – l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église », dit-elle. La note 351 ajoute : « Dans certains cas, il peut s’agir aussi de l’aide des sacrements. »
Marx et Kasper ont – discrètement – gagné
Interrogé sur le fait de savoir si quelque chose avait changé dans ce domaine, le pape François a répondu aux journalistes, dans l’avion qui le ramenait de Lesbos : « Je peux dire oui. Point » ; pour les inviter ensuite à lire la présentation du cardinal Schönborn sur ce chapitre. Il devait poursuivre en disant : « Je ne me souviens pas de la note de bas de page », ajoutant correctement que c’était sans doute parce qu’elle évoquait une matière « générale » dont il avait parlé précédemment dans Evangelii gaudium. De fait, la courte note 351 cite à deux reprises Evangelii gaudium, ce qui est le cas d’une quinzaine de notes sur 391… Cela ne lui était donc pas totalement sorti de l’esprit.
L’article 300 de l’Exhortation affirme de même que « les conséquences ou les effets d’une norme ne doivent pas nécessairement être toujours les mêmes ». La note 336 qui l’accompagne, s’appuyant elle aussi à Evangelii gaudium, complète : « Pas davantage en ce qui concerne la discipline sacramentelle, étant donné que le discernement peut reconnaître que dans une situation particulière il n’y a pas de faute grave. »
On comprend que de nombreux partisans du changement se soient bruyamment réjouis, à commencer par les cardinaux Marx et Kasper.