La Russie de Poutine est soucieuse de s’assurer la loyauté de l’importante minorité musulmane de la Fédération – 15 % de la population – et le prouve en organisant régulièrement depuis 2009 le Forum de Kazan pour la coopération avec le monde islamique. Sa XVe édition a eu lieu du 14 au 19 mai derniers dans la capitale du Tatarstan sous forme de « Forum économique mondial » avec un thème qui dit tout : « Russie-Monde islamique : confiance et coopération. » L’objectif ne se borne pas, en effet, à la promotion de la bonne entente avec les musulmans de Russie ou des pays sous influence directe, mais cherche à créer des liens avec l’Organisation de la coopération islamique (OCI), organisme confessionnel on ne peut plus officiel avec délégation permanente à l’ONU et regroupant 57 Etats membres qui en son sein œuvrent à consolider la « solidarité islamique » entre Etats islamiques au sens large, qu’ils soient confessionnels ou abritant une forte population musulmane.
Cette année, le Forum a accueilli 20.000 participants venus de 80 pays, pour évoquer, dans le cadre de la coopération économique et commerciale et la mise en place de projets communs entre la Russie et l’OCI, notamment la promotion de la finance économique, l’industrie halal, et même les principes des pratiques « socio-environnementales ».
Le message de bienvenue de Vladimir Poutine au Forum de Kazan
La rencontre a bénéficié d’un message de bienvenue de Vladimir Poutine affirmant que « la Russie entretient traditionnellement des relations amicales avec les Etats islamiques et apprécie hautement la volonté de ces pays de mener une politique étrangère indépendante et de renforcer leur rôle concernant les questions internationales ».
« Il a appelé les pays musulmans à travailler de concert avec la Russie afin de défendre l’établissement d’un ordre mondial démocratique multipolaire, fondé sur l’état de droit et les principes de justice », rapporte l’agence Algérie Presse Service.
Cette édition est marquée par la présence d’une exposition « Russia Halal Expo » sur 30.000 mètres carrés alors que la Russie se lance de plain-pied dans la production et l’exportation de produits charia-conformes. Le vice-premier ministre russe Marat Khusnullin a déclaré à l’occasion du Forum que le chiffre d’affaires commercial de la Russie avec les pays de l’OCI avait augmenté de 31 % l’année dernière ; on parle par ailleurs de 120 accords conclus à Kazan en vue d’une coopération tous azimuts.
Sur legrandcontinent.eu, Marlène Laruelle, spécialiste de la politique russe, relève une dizaine de points forts de ce XVe Forum. Elle y voit une manifestation de la volonté russe de renforcer encore ses liens avec le « Sud Global » où « le monde islamique représente un partenaire stratégique majeur ». Elle met en évidence la présence du métropolite orthodoxe Kirill de Kazan et du Tatarstan : le « dialogue inter-religieux » n’est pas une spécialité occidentale !
La Russie favorise le halal et la « tolérance » à l’égard du monde islamique
Il s’agit en particulier d’apporter la preuve de la « tolérance religieuse » – par opposition à ce dont Poutine accuse l’Occident : n’accusait-il pas celui-ci, en octobre dernier, de fermer les yeux « sur les blasphèmes et les actes de vandalisme visant des sanctuaires musulmans » et de cultiver « l’islamophobie » ?
Marlène Laruelle souligne encore le caractère politique de la décision de faire de la Russie un « hub » régional pour le marché du halal : « La Russie a (…) déployé une stratégie proactive pour promouvoir le marché halal, en le présentant comme un élément clef de sa diplomatie économique et de ses relations internationales. Cette stratégie comprend des initiatives telles que l’intégration du marché halal dans des cadres multilatéraux tels que l’Organisation de coopération de Shanghai et les BRICS, ainsi que des partenariats spécifiques avec des pays du Moyen-Orient », écrit-elle. Elle cherche aussi à attirer le tourisme musulman.
Cependant, la vision eurasiste « pluriethnique et pluri-religieuse » – comme la vision antiraciste imposée en Occident, pourrait-on ajouter – ne séduit pas le peuple : « Si l’Etat russe insiste sur cette identité civilisationnelle, la population russe, elle, reste largement xénophobe et réticente à la mixité ethnique et religieuse », assure Marlène Laruelle. Elle montre aussi comment « la notion de “majorité mondiale”, bien plus récente » mise en avant par la Russie, « accorde une place centrale à l’islam en tant que monde civilisationnel – réel ou imaginé – ayant un fort positionnement géopolitique anti-américain et anti-occidental ».
Le Forum de Kazan, moyen d’expression de l’eurasisme
Voilà en tout cas un discours qui rapproche le Kremlin et le philosophe gnostique Alexandre Douguine, penseur d’un monde « identitaire » où chaque grand groupe humain doit rester fidèle à sa « longue tradition » religieuse à l’exclusion de tout universalisme, fût-il chrétien.
Soulignant que la Russie, tout en soutenant le sunnisme, favorise l’entente avec l’Iran chiite sur le plan économique et stratégique, Marlène Laruelle note également que la Russie joue une carte anti-Etat islamique en accusant ce dernier d’être une création des Etats-Unis, faisant ainsi le lien à travers l’attentat du Crocus City Hall avec l’axe US-Ukraine.
Elle affirme également qu’il existe deux types d’« impérialisme russe », le premier visant un monde culturel et linguistique qui lui est proche en Europe centrale et orientale, le second étant inspiré par « l’eurasisme, mettant l’accent sur la reconnaissance de la diversité religieuse et ethnique de la région ». « Dans cette perspective, la Russie se positionne comme faisant partie du Sud Global et du monde non-occidental plutôt que de chercher à imposer une identité russe propre », ajoute-t-elle. Il s’agit aujourd’hui de conjuguer les deux.
On retrouve encore des accents douguiniens dans le concept d’Etat-civilisation par lequel la Russie se pense selon Marlène Laruelle : concept qui permet de concilier les différentes identités, orthodoxe et musulmane. « Cet état-civilisation suppose l’existence de différentes identités coexistant harmonieusement, ce qui fait partie du grand récit national affirmant que la Russie serait une fédération de différents peuples tous unis par une même destinée historique », commente-t-elle, tout en observant : « Les statuts sont loin d’être égalitaires. Il existe une hiérarchie symbolique pyramidale, avec le peuple russe et l’Eglise orthodoxe en position de “premier parmi les égaux”. »
La Russie islamique, levier stratégique et signe d’un relativisme assumé
Certes la Russie post-soviétique ne s’affirme pas laïque à la manière française et occidentale, certes elle favorise le partenaire orthodoxe (soutien historique du pouvoir), mais elle pratique ouvertement le relativisme dans ses rapports avec les « quatre religions traditionnelles » avec lesquelles elle a des rapports officiels à travers les représentants de l’orthodoxie, de l’islam, du bouddhisme et du judaïsme théoriquement sur un pied d’égalité. Grand absent : le catholicisme…
Marlène Laruelle souligne les différences parfois importantes qui existent entre les communautés musulmanes, tout en attirant l’attention sur les « migrations internes » de ces populations en Russie : « Aujourd’hui, d’importantes communautés musulmanes sont présentes dans toutes les grandes métropoles russes, en particulier à Moscou, qui est probablement la plus grande capitale européenne en termes de diaspora musulmane », écrit-elle. La Russie accueille volontiers l’islam, « tout en réprimant férocement tout ce qui est associé à l’islamisme politique et au djihadisme ».
Mais n’est-ce pas, dans les grandes lignes, le discours qui est tenu en Occident par les autorités ? Cela passe par l’oubli ou la négation de la nature politique de l’islam considéré comme une religion comme les autres.
Dans un tel contexte, présenter la Russie comme un « rempart » contre l’islam, comme on l’entend dire dans bien des mouvements de droite en Occident, relève du vœu pieux.
On peut lire l’intégralité de l’article de Marlène Laruelle ici.