Le Coran a été brûlé plusieurs fois au Danemark, en Norvège et en Suède, en juin et juillet par des manifestants, provoquant l’indignation des pays d’islam et de la Russie et des réactions dans le désordre des autorités scandinaves, européennes et américaines. Ces contradictions illustrent la mise en place d’une gouvernance globale des religions grâce à l’instrumentalisation de l’islam – avec le concours du pape François.
Un rodéo entre tenants et adversaires de l’islam
L’affaire des corans brûlés dans le nord de l’Europe est liée à une frange minime de l’extrême droite et commence en juillet 2022 à Oslo. Le chef d’un groupuscule nommé Stop à l’islamisation de la Norvège, Lars Thoren, accompagné de quatre militants, brûle un coran à Mortensrud, banlieue d’Oslo fortement peuplée de musulman. Les passants s’indignent, et lorsque le 4X4 de Thoren s’éloigne, le prennent en chasse à bord d’une Mercedes, le percutent sur l’autoroute E6 de sorte qu’il se retourne sur le toit. Puis le 21 janvier 2023, et le 27, le suédo-danois Rasmus Paludan a brûlé des exemplaires du Coran devant l’ambassade de Turquie à Stockholm, ce qui a un moment compromis la candidature de la Suède à l’OTAN.
Liberté d’expression vs respect des religions
L’émotion est grande à Ankara. Au nom de la liberté d’expression, la Norvège avait autorisé une manifestation comportant l’incinération d’un coran en février 2023, mais, devant la protestation du gouvernement turc, a finalement annulé l’autorisation. Le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a convoqué l’ambassadeur de Norvège à Ankara, Erling Skjonsberg. Il a déclaré dans un discours public que la situation internationale a produit « des crimes haineux, de l’islamophobie, du racisme, de la xénophobie, de l’intolérance et de la discrimination (…) La haine n’est pas la liberté d’expression. Aujourd’hui, nous avons convoqué l’ambassadeur norvégien et ils ont retiré l’autorisation qu’ils avaient accordée ». Il mettait ainsi le doigt sur le point le plus sensible en Occident, la liberté d’expression adorée dans nos démocraties libérales comme le Saint Sacrement, et invoquée à tout bout de champ, de Salman Rushdie aux caricatures de Mahomet.
Les pays d’islam contre l’ambassadrice de Suède
Il n’a pas eu gain de cause seulement dans ce cas précis, mais dans un champ beaucoup plus vaste, grâce à deux nouveaux actes de profanation du coran. Fin juin 2023, Salwan Momika, irakien de 37 ans réfugié en Suède, a brûlé le Coran devant la principale mosquée de Stockholm, et il a remis cela en juillet en piétinant et déchirant un autre exemplaire du coran devant l’ambassade d’Irak. La police suédoise avait d’abord interdit de tels agissements, mais les tribunaux suédois ayant cassé ses décisions elle a fini par donner son autorisation. En l’apprenant, des centaines d’Irakiens ont envahi l’ambassade de Suède à Bagdad et y ont mis le feu. L’ambassadrice suédoise a été expulsée d’Irak et l’Iran a indiqué qu’il n’accepterait pas de nouvel ambassadeur de Suède sur son territoire.
Casuistique, morale globale et religions
Depuis, les pays scandinaves essaient de trouver une solution de compromis entre les principes de l’islam et ceux des démocraties occidentales avec une casuistique très sinueuse. Le ministre danois des affaires étrangères déplore que ces affaires de coran brûlé aient « atteint un niveau où le Danemark, dans de nombreuses régions du monde, est perçu comme un pays qui facilite l’insulte et le dénigrement des cultures, religions et traditions d’autres pays », et a donc décidé de les interdire. Mais il ajoute : « Cela doit bien sûr être fait dans le cadre de la liberté d’expression protégée par la Constitution ». Ce qui est un vœu pieux et ne dit pas comment sera arbitré un éventuel conflit. Ni au nom de quels principes.
Deux géants de la gouvernance, Poutine et François
En effet, comme l’a noté à ce propos l’ambassadeur belge à l’ONU Marc Pecsteende Buytserve, « la question de savoir où tracer la ligne entre la liberté d’expression et l’incitation à la haine est compliquée ». La Suède et le Danemark disent chercher des outils juridiques pour y répondre et éviter ainsi que les incinérations de coran ne se multiplient. La police suédoise en a trouvé un sur le tas : après avoir autorisé la manifestation au cours de laquelle le coran a été brûlé, elle en poursuit les meneurs pour « agitation contre un groupe ethnique » parce que le coran a été brûlé devant une mosquée. Mais deux personnalités d’envergure mondiale ont donné une réponse plus doctrinale, le Pape François et Vladimir Poutine.
Deux religions instrumentalisées, la catholique et l’orthodoxe
« Je suis dégoûté et en colère », a jeté le premier dès le 3 juillet dans une interview accordée au journal émirati Al-Ittihad. « Tout livre considéré comme sacré doit être respecté pour ceux qui y croient et la liberté d’expression ne doit jamais être utilisée comme une excuse pour mépriser les autres », a-t-il ajouté : « Permettre cela est rejeté et condamné. » Quant au second, lors d’un entretien avec l’imam de Derbent, dans le sud de la Russie, il a déclaré : « Le patriarche de Russie nous assure que les musulmans sont nos frères, et cela renforce l’unité de notre peuple multiculturel. (…) Le coran est sacré pour les musulmans, et il est également sacré pour les autres. (Certains pays) ne respectent pas les sentiments religieux des gens et prétendent que ce n’est pas un crime. C’est considéré comme un crime dans notre pays, conformément à la Constitution et à l’article 282 du Code pénal. C’est un crime réprimé par la législation russe. »
« Grandes religions » et république globale
Ces deux approches apparemment opposées sont complémentaires et synergiques. L’un dit, comme naguère en France Jacques Chirac, qu’il n’y a « rien au-dessus de la loi civile », laquelle assure à toutes les religions le droit au même respect et aux mêmes protections. L’autre dit que la liberté d’expression doit s’arrêter devant le sacré, mais attention, pas un sacré objectif lié à une religion vraie, au ressenti de sacré attaché à toute croyance. Ce sont deux formes d’un même relativisme maçon au service d’une même entreprise, la mise sous tutelle des « grandes religions » par la gouvernance globale, telle que l’avait annoncé en 2008 le président Sarkozy dans un discours tenu à Ryad devant le roi d’Arabie. Les « grandes religions » (nommément citées, christianisme, islam, judaïsme, bouddhisme, hindouisme) étant affectées à « civiliser la globalisation » dès lors qu’elles se soumettent aux « valeurs de la République ».
La gouvernance globale protège le « bon islam »
Cela passe par la promotion organisée d’un « bon islam ». C’est ainsi qu’on a laissé croître, dans une Scandinavie choquée par les excès de l’immigration musulmane, un extrémisme (très limité en nombre mais actif) « islamophobe », monté en épingle par les médias symétriquement à l’extrémisme islamique. Et qu’on le condamne, y compris par des textes internationaux. Le premier de ceux-ci a été la résolution pakistanaise au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, adoptée le 12 juillet par 28 voix contre 12 qui « vise à protéger les textes saints ». Le fait de brûler le Coran, « ou tout autre livre saint » (la Bible, etc.) est désormais tenu pour un « acte clair de provocation et une manifestation de haine religieuse ». Toutes les « grandes religions » sont ainsi mises sur le même plan et toute critique religieuse devient potentiellement un acte de haine.
Les démocraties à genoux devant l’islam
Les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France ont voté contre dans la confusion, les uns parlant de « liberté d’expression », les autres de « droit au blasphème », d’autres enfin déplorant que de plus longues négociations n’aient pas permis de trouver un consensus. Michèle Taylor, ambassadrice des Etats-Unis a « regretté » de voter contre un texte « en contradiction avec (…) la liberté d’expression » et le Français Jérôme Bonnafont a relevé que les droits de l’Homme protégeaient « les personnes, et non les religions, doctrines, croyances ou leurs symboles ». Mais ces contorsions n’ont pas empêché l’adoption deux semaines plus tard par l’Assemblée générale de l’ONU et par consensus, d’une résolution présentée par le Maroc déplorant « tous les actes de violence contre des personnes en raison de leur religion ou de leurs convictions, ainsi que tous les actes de cette nature dirigés contre leurs symboles religieux, leurs livres saints, leurs foyers, leurs entreprises, leurs biens, leurs écoles, leurs centres culturels ou leurs lieux de culte, ainsi que toutes les attaques contre et dans les lieux de culte, les sites et les sanctuaires, en violation du droit international ».
Islam florissant, hijab dans le foot, burkini à la piscine
Cette résolution n’a bien sûr aucun pouvoir contraignant, mais il n’en est pas moins clair, après l’assentiment qu’ont donné les nations occidentales, qu’elle a désormais force de loi morale, de « soft law », pour la communauté internationale. Brûler un coran, ou n’importe quelle « atteinte » moins spectaculaire contre tout symbole religieux, sera désormais tenu pour une « violation du droit international ». Les ONG, la police, la justice pourront désormais s’appuyer sur cela pour poursuivre et empêcher tout acte. Ni l’amendement numéro Un aux Etats-Unis, ni les subtiles distinctions du laïcisme radical français ne pourront s’y opposer. Les hijabs sur les terrains de foot et les burkinis dans les piscines vont continuer à fleurir. Cette victoire de l’islam, considéré en Occident et dans l’ex-URSS comme une grande religion protégée par la loi civile et contribuant positivement au vivre ensemble citoyen, s’accompagne bien sûr de la nécessaire adaptation de l’islam à la république et à la modernité.
MBS, prophète de l’islam selon la gouvernance globale
La figure centrale de cet aggiornamento est le prince héritier (et premier ministre) d’Arabie saoudite Mohamed Ben Salmane. Cet homme, dont à peu près toute l’action devrait lui valoir d’être désigné comme l’ennemi numéro un des démocraties occidentales, est cependant toléré, voir porté aux nues, non seulement parce qu’il a beaucoup d’argent et de pétrole et qu’il peut décider de gros contrats, mais parce qu’il est la figure tutélaire du nouvel islam. C’est un autocrate brutal qui a éliminé physiquement des concurrents de sa famille, mené la guerre au Yémen, expulsé de son pays des centaines de milliers d’immigrés, probablement fait assassiner un journaliste, et ordonné l’an dernier 83 condamnations à mort le même jour, mais nos démocraties ne lui en tiennent pas rigueur parce qu’il a permis aux femmes de conduire, qu’il a entend « retourner à un islam modéré, tolérant et ouvert sur le monde et toutes les autres religions ». Mieux, il a convoqué une équipe de sages et de théologiens musulmans pour récrire comme il faut les versets du coran qui déplaisent à l’universalisme maçon. Grâce à lui pour l’islam, comme grâce à Modi pour l’hindouisme, la gouvernance globale va pouvoir se servir des grandes religions, et peut-être installer, avec l’aide du pape François, une gouvernance globale des religions.