Mathew Otieno est un écrivain et fermier amateur kenyan, et à ce titre il se désole de voir le nombre d’Africains qui prennent aujourd’hui la route de l’Amérique du Sud pour pouvoir accéder aux Etats-Unis, où naguère les citoyens du continent noir n’avaient guère de chance d’émigrer sans passer par le dépassent de leur titre de séjour, ces visas US si difficiles à obtenir depuis ce lieu de départ. La porosité de la frontière sud des Etats-Unis est responsable d’une forte augmentation de l’immigration clandestine, souligne-t-il : l’Amérique du Nord est devenue « un pot de miel sans couvercle ». Voici la traduction intégrale de sa diatribe parue sur l’excellent site MercatorNet. – J.S.

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Ces Africains qui traversent la frontière sud des Etats-Unis

Il n’y a pas si longtemps, la plupart des Africains qui se trouvaient illégalement aux Etats-Unis étaient des personnes qui avaient dépassé la durée de validité de leur visa, c’est-à-dire des personnes qui étaient entrées légalement dans le pays pour le tourisme, les affaires ou les études, et qui étaient restées après l’expiration de leur visa. Ces dernières années, cependant, une nouvelle catégorie de migrants africains illégaux est apparue aux Etats-Unis : ceux qui, avec des millions d’autres personnes d’Amérique du Sud et du reste du monde, sont entrés dans le pays par la frontière méridionale.

En 2022, selon les données du gouvernement américain rapportées par le New York Times, 13.406 migrants africains ont été interpellés à la frontière. L’année dernière, leur nombre est passé à 58.462. Il n’y a aucune raison de croire que ces statistiques reflètent la réalité, ni qu’elles diminueront dans un avenir proche.

A titre de comparaison, les Africains qui ont franchi la frontière américaine sont probablement plus nombreux que leurs homologues en situation de dépassement de visa.

En 2019, les Nigérians avec des visas périmés, de loin les plus nombreux de toutes les nationalités africaines, étaient au nombre de 30.000. Aucune autre nationalité africaine n’a dépassé les 3.000 personnes ; la plupart d’entre elles n’atteignant que des dizaines ou des centaines de personnes (il est important de noter qu’il s’agit de chiffres cumulés, et non de violations pour cette seule année).

L’immigration clandestine des Africains en forte hausse aux Etats-Unis

En outre, la pandémie et ses conséquences ont réduit le nombre de voyages légaux de l’Afrique vers les Etats-Unis, ce qui signifie qu’il est peu probable que ces chiffres aient augmenté de manière significative. Bref, avant le boom du franchissement des frontières de ces dernières années, le nombre total d’Africains se trouvant illégalement aux Etats-Unis était probablement bien inférieur à 60.000.

Cela n’a rien de surprenant. Un océan gigantesque sépare les Etats-Unis de l’Afrique ; les billets d’avion entre les deux sont hors de prix pour la plupart des Africains ; et il a toujours été assez difficile pour les Africains d’obtenir des visas américains. En outre, même si des enquêtes ont montré que la plupart des migrants africains préféreraient aller aux Etats-Unis plutôt qu’en Europe, cette dernière, beaucoup plus proche, a toujours été éminemment plus accessible.

Il est clair que quelque chose d’important a changé récemment. Bien sûr, dans le contexte général de la crise de l’immigration clandestine aux Etats-Unis – plus de deux millions de migrants ont franchi illégalement la frontière sud au cours de la seule année 2023 – la contribution de l’Afrique est minuscule. Néanmoins, il est remarquable qu’elle existe.

Pourtant, cette situation a un sens. Un concours de circonstances nouvelles a rendu la route de la frontière sud des Etats-Unis suffisamment attrayante pour une cohorte spécifique d’Africains qui souhaitent émigrer, peuvent se permettre le vol (même si c’est avec difficulté), mais auraient autrement du mal à obtenir un visa américain pour, on le suppose, le violer par la suite.

Les maillons de la chaîne de l’immigration clandestine

Le premier maillon de la chaîne est constitué par les agences de voyage de plusieurs pays africains, en particulier la Mauritanie, le Sénégal, l’Angola et la Guinée. Ayant compris la viabilité de l’itinéraire, ces agences achètent et revendent des vols groupés – la plupart sur Turkish Airlines avec correspondance à Istanbul – à destination de la Colombie, puis du Nicaragua ou du Honduras via le Salvador.

Le deuxième maillon est constitué par l’ensemble des mesures d’incitation qui facilitent cet itinéraire.

L’année dernière, la Colombie a suspendu l’obligation de visa de transit pour plusieurs pays africains afin de stimuler le tourisme ; ce changement a permis de combler le fossé avec le Guatemala, qui n’impose aucune restriction d’entrée aux Africains mais ne reçoit aucun vol direct en provenance du continent. Le pays est désormais un pont essentiel vers les régions septentrionales de l’Amérique centrale et vers le Mexique.

Les contrebandiers et les trafiquants, troisième maillon de la chaîne, prennent le relais une fois que les migrants sont au sol et les emmènent rapidement en bus jusqu’aux portes de l’Amérique. Ce maillon a toujours existé, il est bien huilé, mais il n’a jamais été aussi facilement accessible depuis le vieux continent.

Le dernier maillon de la chaîne, qui est sans doute le plus important, correspond à la frontière sud de l’Amérique, poreuse à en être ridicule. L’Amérique est un pot de miel sans couvercle. Sa politique d’immigration dysfonctionnelle a laissé sa frontière sud grande ouverte à tous les arrivants, y compris ceux qui viennent de beaucoup plus loin que par le passé. Pendant ce temps, le responsable en place se préoccupe davantage de l’image que lui procure l’utilisation du terme « illégal » pour décrire les contrevenants à la frontière, plutôt que de faire quelque chose pour résoudre la crise frontalière.

Les Etats-Unis responsables de la porosité de leur frontière sud

Mais là n’est pas la question. Bien qu’il y ait des choses à dire sur le grand malheur de l’Amérique, sa crise frontalière est un fléau qu’elle a elle-même fabriqué, et il n’y a pas grand-chose qu’un non-Américain puisse faire pour y remédier. En fait, cela n’aurait que peu d’importance, du point de vue africain, si elle n’avait pas l’effet qu’elle commence à avoir sur le continent.

Parmi les migrants interrogés par le New York Times alors qu’ils étaient en transit dans le principal centre de transport international de Colombie, la majorité étaient des professionnels qualifiés. Il y avait un journaliste, un ingénieur, un policier et un coiffeur. Chacun d’entre eux était en mesure de réunir les sommes considérables nécessaires pour entreprendre le voyage. C’est donc exactement le genre de personnes que l’Afrique ne peut pas se permettre de perdre. Et aucun d’entre eux ne serait seulement parti si la frontière américaine n’était pas aussi poreuse qu’elle l’est. Ils n’auraient probablement pas envisagé le voyage par voie terrestre vers l’Europe, qui prend beaucoup de temps et n’est pas aussi digne que le voyage vers l’ouest, que l’on appelle dans le milieu la « route du luxe ».

Bien sûr, ils avaient tous des raisons de partir. Mais il ne fait aucun doute que la principale raison pour laquelle ils sont partis est que ce qui sert à l’Amérique de pathétique substitut à une frontière les a invités à le faire. C’est pourquoi, aux nombreuses raisons qu’ils peuvent invoquer pour remettre en état la frontière, les Américains feraient bien d’ajouter cette raison de compassion. Faute de quoi, leur pays videra bientôt l’Afrique de tous ses professionnels.

Mathew Otieno

Commentaires et traduction par Jeanne Smits