Les géants de la technologie et les militants de l’internet libre et gratuit originel semblent avoir perdu une première bataille. Le parlement européen a voté une loi sur les droits voisins protégeant les créateurs de contenus en réformant la législation sur les droits d’auteurs aux dépens de Microsoft, Google, Facebook et consorts. En particulier une « taxe sur les liens », controversée, est censée permettre de rendre aux créateurs – journalistes, écrivains, artistes… – une part des plus-values issues de la rediffusion de leurs œuvres sur internet, que le contenu soit repris par la plateforme ou par un internaute qui y possède un compte. Mais cette disposition risque de singulièrement restreindre la liberté sur la toile avec l’installation de filtres automatiques.
Bataille sur les droits voisins entre médias traditionnels et créateurs, et géants de l’internet
Cette bataille sur les droits voisins a vu s’affronter, à l’ère des partages des contenus tous azimuts, d’un côté médias et créateurs, de l’autre les géants de l’internet. Les parlementaires européens ont voté à une large majorité (438 contre 226) cette « Directive droits d’auteur » de l’UE, qui garantit aux artistes, journalistes et éditeurs un meilleur contrôle de leurs productions. « C’est un signe positif pour le secteur créatif », a déclaré le député chrétien-démocrate allemand Axel Voss, rapporteur du texte et qualifié par ses opposants de « porte-parole officieux du groupe Springer », géant allemand des médias. Les journaux français ont publié des pages entières de publicité en ce sens.
Le bras de fer a principalement porté sur deux propositions. D’abord, l’article 11 qui couvre les droits des éditeurs de presse : il stipule que les quotidiens, magazines et autres entreprises de ce type perçoivent une taxe sur les liens quand les plateformes établissent un lien vers leurs articles. C’est le « droit voisin ». Ensuite l’article 13 rend co-responsables les distributeurs de contenus tels YouTube de toute infraction au droit d’auteur commise sur leur plateforme, disposition censée assurer les producteurs de contenus contre toute spoliation.
Les filtres automatiques ne se limiteront pas à juger en fonction du statut commercial
Les opposants à la directive jugent que l’article 11 sera inapplicable et que l’article 13 pourrait mener indirectement à l’instauration d’une gigantesque censure. Cet article instaurant une coresponsabilité risque d’entraîner les géants de la technologie à installer des algorithmes ou filtres automatiques contrôlant tout ce qui apparaît sur leur plateforme. Les opposants argumentent que ces systèmes pourrait non seulement trier les contenus en fonction de leur statut commercial (libres de droits, droits payés, etc…) mais aussi en fonction d’autres critères : un « surblocage ». Ils mettent aussi en garde contre le coût induit pour les petites plateformes internet. Les militants de l’internet libre et gratuit ajoutent que si la directive était appliquée telle qu’elle, elle enfreindrait les principes fondateurs de la toile, c’est-à-dire la libre circulation de l’information et des œuvres.
En fait, les artistes sont divisés depuis le début des débats, en 2016. Nombreux sont ceux qui veulent empêcher les plateformes internet de distribuer gratuitement leurs créations. D’autres en revanche redoutent que cette loi, aux dispositions assez imprécises, ne finisse par anéantir la liberté d’expression. Pour Jean-Claude Moreau, président de la Sacem française, partisan d’une réforme, estime que « La liberté, ça veut dire aussi respecter les auteurs, car les créateurs doivent pouvoir vivre de leurs œuvres ». « Nous voulons qu’internet soit un accélérateur, pas un frein », ajoute-t-il, tout en estimant prudemment que les artistes « préfèrent pas de directive qu’une mauvaise directive ». L’ancien Beatle Paul McCartney, autre partisan, dénonce « le fossé financier entre le bénéfice que ces plateformes réalisent sur la musique et la rémunération qu’elles restituent aux auteurs ».
Les filtres automatiques « pourraient bloquer des contenus parfaitement légaux »
Pas du tout, réplique Julia Reda, du « parti des pirates » social-libertarien, opposante notoire. Leur application « serait catastrophique » car les algorithmes automatiques de sélection, proteste-t-elle, vont exiger « que, quel que soit le contenu que vous souhaitez publier, il soit approuvé par ces filtres automatiques, et donc des contenus parfaitement légaux tels que des parodies ou des imitations seront pris dans les filets ». Pour Tiemo Wölken, député européen allemand social-démocrate, qui dénonce un contrôle à priori sur les contenus relayés par les géants de la technologie et s’oppose à l’article 13, « les plateformes organisent et optimisent les contenus, elles sont fiables, et si le détenteur d’un droit exige la signature d’une licence de diffusion avec la plateforme, mon idée est que cette dernière soit simplement contrainte de conclure un accord honnête de rémunération ».
Le texte « va équilibrer la législation », réplique Sajjad Karim, conseiller du parti conservateur britannique. « Elle satisfait de nombreuses demandes venues des journalistes, des éditeurs et des musiciens dont les œuvres sont diffusées gratuitement sur la toile, sans pour autant étouffer l’innovation ni modifier fondamentalement la nature d’internet », estime-t-il. Karim ajoute que le texte « prend en compte les droits des utilisateurs, assurant que la diffusion des contenus destinés à l’enseignement et à la recherche, et ceux des organisations culturelles et historiques, ne seront pas perturbés par des restrictions superflues ». Parmi les amendements adoptés, les start-ups et les petits sites seront exemptés de redevances, de même que les encyclopédies en lignes telles Wikipedia. Mais les militants de l’internet libre répliquent que la substance de la directive demeure inchangée, maintenant la taxe sur les liens et les très controversés filtres automatiques.
Le texte doit être approuvé par la Commission européenne et par le Conseil européen, les dirigeants des Etats. La sortie du Royaume-Uni de l’UE pose outre-Manche la question de l’application de ce texte, s’inquiète le secteur de l’édition. Un vote final est prévu pour janvier 2019.