LIVRE « Le Génocide arménien. De la mémoire outragée à la mémoire partagée » : Michel Marian

Livre Le Génocide arménien Michel Marian
 
2015, centième anniversaire du génocide arménien. Le 24 avril dernier, ils étaient une vingtaine de chefs d’État à le commémorer à Erevan, capitale de l’actuelle Arménie, dessinée en 1991 sur les terres de l’ancienne Arménie communiste. La Turquie refuse toujours de reconnaître la responsabilité de ses dirigeants d’alors, invoquant les impondérables de la guerre. Ce grand million d’hommes et de femmes vivaient pourtant sur ces terres depuis vingt-cinq siècles… Michel Marian, lui, a « la conscience d’une dette ». Dans Le Génocide arménien. De la mémoire outragée à la mémoire partagée, il avise, plus que les faits passés, l’évolution de cette reconnaissance et sa difficile réalisation. Les enjeux sont multiples. Barack Obama lui-même ne veut parler que de « Medz Yeghern », de « grand crime »…
 

Le Génocide arménien : un nationalisme raciste

 
Michel Marian parle d’une « annihilation éclair ». Sur 2 millions d’Arméniens sujets de l’Empire ottoman en 1914, les deux tiers, soit 1,2 million de personnes, avaient disparu en 1918. L’entreprise couvait depuis trois décennies, depuis que les défaites militaires morcelaient peu à peu le grand Empire Ottoman : le gouvernement avait décidé de se retourner contre ses minorités dont il craignait une énième division pour le pays – c’est le Grand Vizir Kiamil Pacha qui parla en premier, en 1879, de « faire disparaître à jamais le peuple arménien ».
 
L’arrivée des Jeunes-Turcs au pouvoir concrétisa formellement cette planification socio-politique. En 1914, le comité central unioniste décréta le « plan d’homogénéisation » de l’Anatolie, puis le plan d’extermination des « concentrations de non-Turcs ». Les soldats arméniens furent désarmés et une milice paramilitaire, l’Organisation spéciale (OS), fut créée pour lutter contre les « adversaires » de l’État.
 
Le coup d’envoi fut donné le 24 avril 1915 – date devenue commémorative – avec la déportation (puis le meurtre) de centaines d’intellectuels et de notables arméniens. Peu à peu, populations civiles et contingents militaires furent méthodiquement massacrés ou envoyés en déportation dans les camps de Deir ez-Zor en Syrie, d’où personne ne revenait – les Turcs en tuèrent tous les survivants en 1916.
 

Les Arméniens : une minorité chrétienne

 
Des Arméniens, Michel Marian souligne les « deux mauvais points » : ils étaient chrétiens et minoritaires. « L’équation nationaliste turque a eu pour politique préventive la destruction préventive d’une population entière ». Les Jeune-Turcs qui avaient eu le malheur de « pactiser » au départ – il faut le souligner – avec les Arméniens, ont eu besoin de « laver dans leur sang » cette alliance anti-musulmane…
 
Et le statut de vaincu de l’Empire ottoman en 1918 ne changea en rien la donne. Le Traité de Sèvres qui prévoyait une indépendance arménienne fut abrogé dès 1923 par le traité de Lausanne. Michel Marian cite l’historienne Annette Becker : « Si les Ottomans ont perdu la guerre, les Turcs l’ont finalement gagné »…
 
Le gouvernement libéral qui prit la suite des Jeunes-Turcs organisa peut-être le « procès » des unionistes, accusés de crimes de masse, mais les condamnations à mort ne le furent que par contumace, les principaux coupables s’étant enfuis à l’étranger. Et Mustafa Kemal, soucieux de faire l’unité, décrétera l’amnistie générale, laissant les fauteurs en paix et les victimes sur leur soif de justice.
 
La communauté internationale ? En dépit des fallacieux prétextes avancés par les Jeunes-Turcs, elle n’avait rien ignoré du drame arménien. Dès le 23 mai 1915, la France, la Royaume-Uni et la Russie avaient publié une déclaration commune dans laquelle ils avertissaient du « crime de la Turquie contre l’humanité et la civilisation ». Et l’ambassadeur des États-Unis, Henry Morgenthau, avait recueilli de la bouche même du ministre de l’Intérieur ottoman, l’aveu du plan d’extermination des Arméniens. Mais après la guerre, l’organisation de la paix finit par prévaloir.
 

« L’unicité de la Shoah » (Michel Marian)

 
Que réclament les Arméniens aujourd’hui ? Avant tout, pour Michel Marian, la reconnaissance d’un concept, né au procès de Nuremberg et inscrit dans la Convention de l’ONU de 48 : celui de génocide. Son retentissement doit être international, pour forcer l’autorité nationale turque qui ne veut pas le reconnaître. De politique, l’exigence est devenue morale Mais cette caractérisation de « génocide » ne se concède pas facilement, en premier lieu parce que la Shoah domine le chapitre. Impossible de placer le génocide arménien sous la même loi pénale que le génocide juif : le premier n’a pas son Nuremberg…
 
De plus, les motivations, purement politiques, ont été nombreuses. En 1974, le rapport historique de la Commission des droits de l’homme de l’ONU sur la caractérisation de « génocide » a rayé le cas arménien, sur pression, en particulier, française et américaine, pour « ne pas réveiller de conflits aussi anciens »… ces mêmes pays qui avaient joué le rôle de lanceurs d’alerte en 1915 ! Et les nombreux attentats politiques des années 80, opérés par des factions arméniennes, ont assombri la problématique.
 
Bien que le Parlement français, en 2001, ait reconnu publiquement le génocide arménien, nombre d’autres pays s’y refusent encore, comme la Grande-Bretagne ou même Israël, trop gêné de trancher en défaveur de son grand et puissant voisin… Si le président Reagan fut le premier chef d’État à prononcer le mot de « génocide », le 22 avril 1981, Barack Obama lui préfère aujourd’hui la dénomination de « grand crime » : la nuance est choisie. L’obligation de « mémoire » – on le sait bien en France – est un moyen politique, voire coercitif dont on use, ou non, en fonction des intérêts.
 

Et la Turquie fait la sourde oreille

 
En Turquie, la question arménienne a toujours été tabou, la république kémaliste en ayant organisé politiquement l’amnésie. Aujourd’hui, le défi reste le même – le pluralisme moderne n’y a rien changé. Le pays n’a pourtant plus rien à craindre d’une minorité réduite pour beaucoup à la diaspora et pratiquement restreinte à l’Arménie anciennement soviétique. Mais l’enjeu reste crucial : cet épisode historique a fondé la République turque et on ne renie pas impunément ses dirigeants. Il y a, d’autre part, la question de la spoliation des biens arméniens : « C’était l’un des objectifs du génocide : permettre la constitution d’une vraie  « bourgeoisie » nationale ». (…) Le conseil national de Sécurité a d’ailleurs stoppé en 2005, la mise en ligne des cadastres antérieurs à 1925, pour « raisons de sécurité nationale » »…
 
C’est une dangereuse déconstruction à laquelle il faudrait s’atteler. C’est pourquoi elle a découragé, écrit Michel Marian, autant les kémalistes que les dirigeants plus libéraux qui l’ont suivi, alias Turgut Ozal.
 

De la mémoire outragée à la mémoire partagée

 
La question s’est davantage posée à partir de 2002 et l’arrivée au pouvoir des islamistes modérés ou conservateurs de l’AKP. Il y avait une certaine demande populaire et surtout une pression européenne… Erdogan a multiplié les colloques, les expositions, les restaurations d’églises. Mais à partir de 2010 et du refroidissement de l’Europe à la perspective de voir rentrer la Turquie dans son giron, le mouvement s’est inversé. Puis de nouveau, aujourd’hui, l’on voit des signes de reconnaissance, comme ce communiqué de condoléances du 23 avril 2014, écrit en huit langues par le Premier ministre, à l’intention des descendants des victimes arméniennes de 1915… Le jeu se situe autant sur le terrain international que national.
 
Il faut être à la fois fidèle et réaliste, prêche l’auteur. « La reconnaissance est la principale réparation ». Tant pis pour les réparations du traité de Sèvres, la Turquie doit surtout recouvrer en profondeur la facette arménienne de son identité, dans son histoire autant que dans sa géographie. Gros bémol d’actualité, cependant, que l’auteur n’ajoute pas à sa partition : le pays ne semble pas vraiment se mettre en travers de la vague de fond islamiste qui submerge le Moyen-Orient…
 

Clémentine Jallais

Le Génocide arménien. De la mémoire outragée à la mémoire partagée, Michel Marian, éditions Albin Michel, 178 p., 15 €