Mettre fin en un clic à la malédiction de Babel : telle est la promesse d’un nouvel outil IA lancé par Meta, la société mère de Facebook. Il s’appelle « Seamless » (sans couture, comme dans la « tunique sans couture ») et promet de s’emparer de n’importe quelle communication écrite ou parlée et de la convertir quasi instantanément en une autre langue. Si cela fonctionne, il s’agirait du gadget de traduction automatique le plus puissant au monde, gérant 101 langues traduisibles en texte écrit vers 96 langues, et en discours parlé vers 36 langues, dans son état actuel. Son originalité ? Il ne passe pas par l’étape de la transcription d’un texte d’origine vers un texte dans la langue cible, mais utilise un seul algorithme passant d’un discours à un autre, traduit.
Le système s’annonce plus précis que d’autres existants pour ce qui est de la traduction de discours oral en discours oral : une étude publiée par Nature l’estime plus exact de « 23 % », à quoi s’ajoute une gestion « 50 % plus efficace » des bruits parasites que des applications comme « Whisper » d’OpenAI.
« Seamless » a été alimenté de près d’un demi-million d’heures de traductions pour son apprentissage. Et il sera gratuit.
« Seamless » de Meta fait de la traduction orale en direct
Meta prévoit de possibles applications pour les podcasts, les mémos vocaux, les audio-livres… L’idée d’en faire une application portable capable de fonctionner en direct est également sur la table, en l’intégrant par exemple dans les « smartglasses » développés par Meta en partenariat avec Ray-Ban, que ce soit pour obtenir une traduction quasi-simultanée de films ou de vidéo en streaming, voire de comprendre un interlocuteur en direct.
Les auteurs de l’article de Nature, notant que l’interconnection numérique expose chacun à un environnement multilingue, écrivent : « L’ordre social actuel exige que les personnes soient prêtes à affronter le monde, c’est-à-dire qu’elles soient capables d’affronter le monde polyglotte. Initialement développée dans le contexte de l’apprentissage des langues, la préparation au monde souligne l’importance d’être capable de communiquer dans des langues autres que notre langue maternelle, à la fois pour des raisons instrumentales (emploi ou scolarité) et culturelles (devenir un citoyen du monde). Cela dit, bien que nous soyons convaincus que l’acquisition d’une langue devrait rester un mécanisme clé pour renforcer notre préparation au monde, nous reconnaissons que cela nécessite des ressources que de nombreuses personnes ne possèdent pas. »
Derrière le jargon, l’aveu : il s’agit de favoriser la disparition des frontières, d’offrir à chacun la possibilité de devenir le global citizen qu’exige « l’ordre social actuel ». Et si l’homme ne le peut, eh bien la machine lui en donnera l’illusion. Comme « co-pilote », écrivent les chercheurs publiés par Nature. L’homme cédant une partie de sa pensée souveraine, renonçant (mais n’est-ce pas déjà largement le cas ?) au souci de la vérité de sa propre parole en la laissant manipuler par une « intelligence » sans âme, ou alors phagocytée par quelque esprit malveillant…
Les traducteurs automatiques malmènent les langues
Car la traduction automatique, pour développée que soient désormais les applications fonctionnant à l’IA, est par nature défaillante : il n’y manque pas seulement la nuance ou l’élégance d’expression, mais souvent la simple justesse des mots, le sens, l’exactitude, quand ne s’y mêlent pas des erreurs, de graves contre-sens en présence d’une syntaxe un peu originale, des phrases aux conséquences qui peuvent être lourdes. Toute traduction automatique exige d’être relue, améliorée et surtout vérifiée minutieusement : on ne laisse pas au serviteur le rôle de pilote. Au pire des cas, s’y immiscent (et ce n’est pas rare) des mots sortis de nulle part, des ajouts surréalistes.
Voilà qui est bon pour le populo, l’incitant à la fois à appauvrir son expression pour ne pas trop compliquer la tâche de l’IA, et à se contenter du médiocre de ce que celle-ci lui propose. L’article de Nature reconnaît cela d’une certaine manière en soulignant que « Seamless » devrait être considéré comme un « dispositif d’augmentation offrant une aide à la traduction plutôt qu’un outil éliminant le besoin de l’apprentissage des langues ou d’interprètes humains fiables » : « Ce rappel revêt une importance particulière dans les situations à fort enjeu, avec des décisions juridiques ou médicales à la clef. »
« Seamless » veut mettre l’intelligence artificielle au rang de la pensée
Le langage est un don de Dieu ; la multiplication des langues fut une punition de Dieu lorsque les hommes prétendirent, dans un ridicule effort, d’atteindre ensemble le ciel pour se proclamer son égal – la tour de Babel, après tout, n’était pas davantage qu’un ziggourat un peu gros à vue humaine, mais microscopique vu d’en-haut ! Ainsi en va-t-il de l’IA, insignifiante devant l’intelligence divine… Faut-il s’étonner de ce qu’elle cherche à singer le miracle de la Pentecôte, où chacun comprenait les paroles des apôtres ?
La punition de Babel, le fait que les hommes de différentes contrées ne s’entendent plus, comme toutes les punitions divines, vindicatives et médicinales, était bienfaisante. Elle a permis l’éclosion des nations – voulues par Dieu –, des cultures, des lettres… ; elle a fait naître les efforts que l’on consent pour se comprendre les uns les autres tout en restant soi ; elle a fourni la possibilité de louer Dieu à travers toutes les langues de la terre et leurs richesses si multiples.
Ni frontières ni limites ? C’est un rêve infernal, orgueilleux et mortifère. L’homme joue avec le feu en sous-traitant ce qui le fait homme.