Poutine réaffirme la « multipolarité » devant le Club Valdaï : toutes les civilisations traditionnelles sont égales

 

Une interview fleuve de près de quatre heures (la retranscription intégrale est ici) : l’exercice auquel s’est prêté Vladimir Poutine le 2 octobre dernier devant une séance plénière du Club Valdaï, à Moscou, répondait aux objectifs de ce forum international qu’il a lui-même créé en 2004 – donner, en quelque sorte, « la ligne du parti ». Son intervention s’est déroulée cette année sous un titre qui correspond bien au discours sur la « multipolarité », cher aux amis de la Russie et aux pays – oserons-nous dire, « non-alignés » comme jadis ? – alignés aujourd’hui sur le Kremlin : « Le monde polycentrique : mode d’emploi. » Il a de fait été beaucoup question d’hégémonie occidentale et de lutte pour la souveraineté et les traditions des autres nations du monde, sous forme d’une nouvelle lutte anti-coloniale. Poutine a beaucoup insisté sur le fait que ce ne sont plus les idéologies qui sont confrontées, mais les intérêts géopolitiques : d’une part « l’Occident » qui veut continuer de s’imposer dans le monde entier en dictant toutes les conduites, de l’autre les pays, les régions, les grands ensembles civilisationnels qui cherchent tout simplement à être eux-mêmes.

Mais derrière ces mots, il y a des partis pris, un rejet – qui n’est pas nouveau – de l’universalisme. Y compris de l’universalisme chrétien, comme nous allons le voir. Le président russe a même eu sur la compréhension du monde cette formule quasi macronienne : « Il faut ici une philosophie de la complexité. »

 

La multipolarité selon Poutine (et Douguine)

On devine malgré tout des lignes de force simples, telles qu’elles retentissent dans bien des pays où la revendication de la « multipolarité » se fait dans des cercles intellectuels – ou non – favorables à la politique de la Russie, souvent appuyés sur les idées d’Alexandre Douguine et de sa « Quatrième théorie politique ». Car si ce penseur ésotériste, gnostique auto-revendiqué, est réputé ne pas être proche de Poutine d’après ses partisans, les deux hommes ont en commun des concepts qui se recoupent visiblement : le vocabulaire, une vision multiculturelle de la Russie, un égal respect pour les différentes traditions religieuses pourvu, justement, qu’elles soient traditionnelles.

Ce concept de « multipolarité » est remarquable en ce qu’il est trompeur. Il prétend en finir avec la logique des « blocs » : on n’aurait plus, comme au temps de la Guerre Froide, d’un côté l’URSS et les communistes et de l’autre l’Occident, mais un monde où d’un côté, des pays libres et souverains évolueraient ensemble dans un consensus fondé sur les intérêts de chacun, et de l’autre le grand méchant Occident se précipitant vers son propre déclin mais tentant quand même de dominer le monde. Pourtant, dans les faits, et les réponses de Poutine à ceux qui l’interrogeaient sur un ton des plus complaisants, saluait d’abord dans la « multipolarité » la bienveillance à l’égard de la Russie, et le cercle d’influence ou d’entente de cette dernière. Il n’a pas parlé d’alliances ni d’expansion, certes, mais dans sa bouche être « multipolaire » ne serait-il pas être ami de Moscou ? Tout comme les « non-alignés » de jadis étaient alignés sur Moscou ? Et quid des multiples alliances et présences russes, qui comprennent les pays toujours communistes mais aussi islamiques, comme la Syrie naguère et toujours l’Iran ? Et de la présence dans tant de pays africains ? Ou du soutien russe aux républiques socialistes latino-américaines ?

 

Au Club Valdaï, Poutine justifie sa politique et sa guerre

Ecoutez Poutine en parler, en évoquant l’Ukraine :

« Nous sommes reconnaissants à tous les Etats qui, ces dernières années, ont sincèrement déployé des efforts pour trouver une issue à la situation. Il s’agit de nos partenaires, les fondateurs du BRICS : la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud. Il s’agit de la Biélorussie et, soit dit en passant, de la Corée du Nord. Ce sont nos amis dans le monde arabe et islamique en général, notamment l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, le Qatar, l’Egypte, la Turquie et l’Iran. La Serbie, la Hongrie et la Slovaquie en Europe. Et de nombreux autres pays, africains et latino-américains. »

Mais tout cela transparaissait déjà dans cette mise en bouche de Poutine, au début d’un long monologue introductif qui a bien duré une heure :

« Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la multipolarité est devenue la conséquence directe des tentatives d’établir et de maintenir une hégémonie mondiale, la réponse du système international et de l’histoire elle-même à la volonté obsessionnelle de tous les aligner dans une seule hiérarchie, au sommet de laquelle se trouveraient les pays occidentaux. »

Et tout est de leur faute. Même au temps de l’Union soviétique qui pourtant étendait ses forces à travers le monde… Ainsi l’exprime Poutine :

« Permettez-moi ici une petite digression historique. Notre pays, soucieux d’éliminer les causes de la confrontation entre les blocs et de créer un espace de sécurité commun, a même déclaré à deux reprises sa volonté d’adhérer à l’OTAN. La première fois, c’était en 1954, à l’époque de l’URSS. La deuxième fois, c’était lors de la visite du président américain Clinton à Moscou, j’en ai déjà parlé, en 2000, lorsque nous avons également discuté de ce sujet avec lui.

« Et les deux fois, nous avons en fait essuyé un refus, dès le départ. Je le répète : nous étions prêts à travailler ensemble, à prendre des mesures non linéaires dans le domaine de la sécurité et de la stabilité mondiale. Mais nos collègues occidentaux n’étaient pas prêts à se libérer de l’emprise des stéréotypes géopolitiques et historiques, d’une vision simpliste et schématique du monde… Les pays occidentaux n’ont pas résisté à la tentation du pouvoir absolu. »

 

Poutine, la multipolarité et le mondialisme

Mais en réalité Poutine plaidait pour un autre mondialisme, ou plutôt la poursuite d’un mondialisme qui s’installe depuis longtemps déjà, et dont il a laissé entendre qu’il était finalement proche de ce qu’il désire. Il a déclaré :

« Personne ne peut atteindre ses objectifs seul, isolé des autres. Malgré l’aggravation des conflits, la crise de l’ancien modèle de mondialisation et la fragmentation de l’économie mondiale, le monde reste unifié, interconnecté et interdépendant. (…)

« La sécurité de l’humanité dépend de sa capacité à répondre aux défis posés par les catastrophes naturelles, les catastrophes technologiques, le développement technologique, les nouveaux processus sociaux, démographiques et informationnels rapides.

« Tout cela est interconnecté, et les changements se produisent en grande partie d’eux-mêmes, souvent, comme je l’ai déjà dit, de manière imprévisible selon leur propre logique et leurs propres lois internes, et parfois même, si je puis me permettre, indépendamment de la volonté et des attentes des gens.

« L’humanité risque de se retrouver superflue dans une telle situation, simple observatrice de processus qu’elle ne sera plus en mesure de contrôler. N’est-ce pas là un défi systémique pour nous tous et une occasion pour nous tous de travailler ensemble de manière constructive ? »

Ce n’est pas exactement le discours de la lutte pour la sauvegarde de la « maison commune » ou contre le « changement climatique », mais la logique est exactement la même : évoquer des problèmes « systémiques » d’une telle ampleur qu’aucun pays ne saurait les confronter seul.

 

Au Club Valdaï on peut dire le plus grand bien de l’ONU

Vladimir Poutine en a profité pour adresser des louanges appuyées à l’ONU :

« Une nouvelle vague de décolonisation effective prend actuellement de l’ampleur, les anciennes colonies acquérant, outre leur statut d’Etat, une souveraineté politique, économique, culturelle et idéologique.

« Dans ce contexte, un autre anniversaire revêt une importance particulière. Nous venons de célébrer le 80e anniversaire de l’Organisation des Nations unies. Il s’agit non seulement de la structure politique la plus représentative et la plus universelle au monde, mais aussi d’un symbole de l’esprit de coopération, d’alliance, voire de fraternité d’armes, qui a contribué, dans la première moitié du siècle dernier, à unir les efforts pour lutter contre le mal le plus terrible de l’histoire : la machine impitoyable d’extermination et d’asservissement.

« Et le rôle décisif dans cette victoire commune, nous en sommes fiers, la victoire sur le nazisme, revient bien sûr à l’Union soviétique. Il suffit de regarder le nombre de victimes de tous les participants à la coalition anti-hitlérienne pour que tout devienne immédiatement clair, voilà tout.

« L’ONU est bien sûr l’héritage de la victoire de la Seconde Guerre mondiale, l’expérience la plus réussie à ce jour de création d’une organisation internationale dans le cadre de laquelle il est possible de résoudre les problèmes mondiaux urgents. »

Et ce n’est pas fini :

« A cet égard, il convient de rappeler que depuis 1945, le nombre d’Etats membres de l’ONU a presque quadruplé. L’Organisation, qui a vu le jour à l’initiative de quelques grands pays, s’est non seulement élargie au fil des décennies, mais elle a également “absorbé” de nombreuses cultures et traditions politiques différentes, acquis une grande diversité et est devenue véritablement multipolaire bien avant que le monde ne le devienne. Le potentiel inhérent au système des Nations unies commence seulement à se révéler, et je suis convaincu que dans la nouvelle ère qui s’annonce, cela se produira et se produira plus rapidement. »

 

Poutine vante toutes « les normes éthiques et religieuses »

Poutine n’évoque pas le rôle joué au fil des ans par l’ONU pour diffuser l’idéologie du genre, le rejet de la loi naturelle et du respect de la vie et de toute religion qui se dit vraie (spécialement celle qui l’est en effet, la religion catholique), ni son soutien à un « développement » selon les axes du socialisme international, tel que nous l’avons souvent évoqué dans nos colonnes. L’important n’est ni la cohérence, ni la vérité : c’est de servir la cause.

Beaucoup imaginent que cette cause est celle des « valeurs » morales et religieuses traditionnelles, et elles sont de fait bien souvent présentes dans le discours de Poutine, comme elles l’ont été de manière répétée devant la séance plénière du Club Valdaï. Il a ainsi déclaré :

« Pour garder des repères clairs, ne pas s’égarer, tout le monde a besoin d’un soutien solide. A notre avis, ce sont avant tout les valeurs qui ont mûri dans les cultures nationales au fil des siècles. La culture et l’histoire, les normes éthiques et religieuses, l’influence de la géographie et de l’espace sont les éléments fondamentaux à partir desquels naissent les civilisations, les communautés particulières qui se sont constituées au fil des siècles et qui déterminent l’identité nationale, les valeurs et les traditions, tout ce qui sert de repères pour ne pas se perdre, pour résister aux tempêtes de l’océan tumultueux de la vie internationale. »

Toutes les cultures nationales… Toutes les normes éthiques et religieuses. Fussent-elles contradictoires entre elles, donc !

Il a poursuivi :

« Les traditions sont toujours uniques, originales, propres à chacun. Et le respect des traditions est la première et principale condition du développement harmonieux des relations internationales et de la résolution des problèmes qui se posent. »

Plus loin dans son discours (car il s’agissait moins d’un échange que d’un interminable programme), Poutine a précisé :

« Nous avons un très grand respect pour les cultures et les civilisations anciennes : la civilisation indienne, bouddhiste, hindoue, chinoise et arabe. La civilisation russe n’est pas aussi ancienne que la civilisation chinoise, indienne ou même arabe, mais elle a déjà plus de mille ans et nous avons déjà notre propre expérience.

« La particularité de notre culture réside dans le fait que… Oui, en Inde, en Chine et dans le monde arabe, les sociétés se sont également développées progressivement, elles sont également multiethniques. Mais chez nous, le pays s’est développé dès le départ comme un pays multiethnique et multiconfessionnel. Et nous n’avons jamais eu de réserves…

« Lorsque la Russie a absorbé d’autres peuples, des représentants d’autres groupes ethniques et religieux, elle l’a toujours fait avec un immense respect et les a considérés comme faisant partie d’un tout. »

Ces derniers jours, le média russe rt.com (Russia Today) applaudissait fortement dans sa version anglophone le discours de Poutine, plaidant – par la bouche de l’Allemand identitaire Constantin von Hoffmeister – pour les « valeurs ancestrales » soutenues par les « propres traditions » de chaque bloc de civilisation, à travers « la culture, la foi et l’histoire ».

 

Derrière le discours de Poutine au Club Valdaï, la pensée identitaire

Von Hoffmeister écrit :

« Le message de Poutine est multipolaire. Chaque peuple doit revenir à ses fondements et puiser sa force en lui-même. Chaque nation doit définir sa propre voie, enracinée dans sa propre culture. C’est la fin de l’uniformité, la fin d’un modèle unique pour tous. Partout dans le monde, nous le voyons aujourd’hui. Le Sud se tourne vers son propre héritage. Même en Occident, des fragments patriotiques de la société recherchent leurs racines oubliées. Lorsque les nations se concentrent sur leur propre croissance, elles trouvent plus facile de traiter les autres comme des égaux. »

Et de souligner la vogue des costumes nationaux russes dont Poutine a salué devant le Club Valadaï le port par certaines jeunes femmes quand elles vont au bar :

« Poutine a clairement montré ce renouveau en Russie. Il a parlé de jeunes femmes qui fréquentent désormais les bars et les clubs vêtues de sarafanes et coiffées de kokoschniks, les vêtements traditionnels de leurs ancêtres. Il ne s’agit pas d’un simple déguisement. Cela montre que les tentatives occidentales visant à corrompre la société russe ont échoué. Ce qui était censé affaiblir l’esprit l’a au contraire ravivé. Les costumes traditionnels font désormais leur apparition dans les rues modernes, symboles de défi et de fierté. Loin d’être enterrée, la tradition revient avec plus de force, et ce sont les jeunes eux-mêmes qui la perpétuent. La même tendance se manifeste à travers le monde. En Chine, le mouvement hanfu prend de l’ampleur, les jeunes arborant fièrement les robes des dynasties passées dans les rues des villes et lors des festivals publics. En Amérique latine, la culture indigène connaît un regain de vigueur. Le quechua au Pérou est à nouveau enseigné dans les écoles bilingues et diffusé à la radio et à la télévision, tandis que la musique, l’art et les symboles indigènes font leur retour en tant que marques de fierté et de continuité historique. A travers l’Afrique, les tambours et les rituels, autrefois relégués dans l’ombre pendant la domination coloniale, sont à nouveau mis en lumière. L’UNESCO reconnaît désormais des traditions telles que les Tambours royaux du Burundi et les tambours sabar du Sénégal comme des trésors de l’humanité, symboles d’un continent qui retrouve sa voix ancestrale. Ces renaissances ne sont pas des curiosités. Elles montrent que la tradition est vivante partout, une force qui résiste au rouleau compresseur de la mondialisation et redonne leur dignité à des peuples à qui l’on avait demandé d’oublier leurs racines. »

 

L’hégémonie selon Poutine

Mais la « domination coloniale » dont il est question a longtemps, et en de nombreux endroits, consisté en la christianisation et en l’apport de progrès de toutes sortes qui lui sont liés. Cet identitarisme qui rejoint la glorification de toutes les traditions religieuses, et notamment de l’expression de la culture païenne en Afrique ou aux Amériques, la rejette de facto, n’admettant au mieux le christianisme (comme le fait la « droite » païenne en France et en Europe, longtemps dénonciatrice de l’héritage chrétien) que comme une force « traditionnelle » avec laquelle il peut être opportun de s’allier.

En somme, Poutine, Von Hoffmeister, mais aussi Douguine et bien d’autres dénoncent l’hégémonie « libérale » voire « ultra-libérale » de l’Europe, ce qui peut paraître séduisant – mais au service d’un relativisme où tout ce qui relève de la « Tradition » et de la « mémoire longue » doit coexister. Comme le dit Von Hoffmeister :

« Le choix pour l’Europe est clair. Elle peut continuer sur la voie de l’arrogance, en essayant inutilement d’imposer son credo libéral au monde entier et en sombrant dans une insignifiance totale. Ou bien elle peut accepter un nouveau rôle. Elle peut rejoindre le concert des civilisations, non pas en tant que maître, mais en tant qu’égale. Elle peut troquer la suprématie contre la dignité, le dogme contre l’héritage et le mépris contre le respect. »

Qu’on ne s’y méprenne pas : le « dogme » désigne ce qu’il faut croire. Vrai ou faux… Avec une telle philosophie – cette haine du dogme qui est au cœur de la pensée franc-maçonne – on ne saurait aller « baptiser toutes les nations » !

 

Jeanne Smits