Lorsque Narendra Modi a pris ses concitoyens par surprise en annonçant du jour au lendemain la démonétisation de 80 % de l’argent liquide circulant en Inde, le 8 novembre 2016, le chaos fut immédiat mais les institutions financières internationales et mondialistes se montrèrent ravies. Moins d’un mois plus tard, le FMI en vantait les « bénéfices permanents et substantiels », même s’il fallait les attendre avec patience, tandis que la Banque mondiale, pas plus tard qu’en avril dernier, saluait la réforme monétaire tout comme la mise en place d’une taxe universelle et simplifiée qui allait permettre à l’Inde de sortir de cette décélération économique. Mais il y a quelques jours, un bilan réalisé grâce aux données de la banque centrale indienne, la Reserve Bank of India, prouve que la suppression massive d’argent liquide n’a apporté aucun des bienfaits mis en avant pour la faire accepter par les populations, tout en pourrissant la vie des Indiens.
D’emblée, la réforme visant à lutter contre l’économie parallèle en démonétisant les plus grosses coupures en l’espace de quatre heures – le délai annoncé par Narendra Modi lorsqu’il a rendu publique cet arrêt de mort – a été présenté sur le plan international comme un important mais indispensable sacrifice à imposer aux Indiens. L’objectif était double : lutter contre l’évasion fiscale en rendant contrôlable la richesse du pays, mais aussi numériser l’économie et les échanges en imposant un recours toujours plus systématique aux paiements digitaux. L’Inde devenait du jour au lendemain un laboratoire pour la marche forcée vers une économie sans argent liquide, la société sans cash, alors même qu’elle était largement à la traîne sur ce plan comparée au reste du monde.
La démonétisation en Inde a coûté un point de PIB
A l’époque, dès le 23 novembre 2016, on pouvait par exemple lire sur le site de BNP Paribas que le gouvernement indien avait fait « preuve d’une audace sans précédent » en décidant une démonétisation surprise affectant 85 % de la monnaie en circulation pour un montant total de 220 milliards de dollars. « Par cette mesure, le gouvernement s’attaque à l’économie parallèle, à la corruption et à la fausse monnaie qui concerne surtout ses billets à haute valeur faciale », s’enthousiasmait le spécialiste en investissement Paul Milon de BNP Paribas, affirmant que ce « processus douloureux à court terme » allait perturber le circuit de consommation et la croissance du PIB indien. Mais, ajoutait-il, se pliant à la doxa en cours des banques centrales, l’affaire allait sûrement se solder par une baisse de l’inflation ainsi que par une baisse de la croissance qui à leur tour permettraient de nouvelles baisses de taux des prêts pour stimuler l’activité économique. Gagner moins pour gagner plus ?
Surtout, la démonétisation allait permettre d’» accélérer le processus d’inclusion financière » : obliger l’ensemble de la population à disposer de comptes bancaires. Une opération tout bénéfice pour les banques, évidemment, mais aussi pour l’Etat indien qui cherche à promouvoir les paiements électroniques, assurait le chroniqueur. En clair : il s’agissait d’un outil pour permettre un meilleur contrôle de l’économie officielle et en même temps, pour mettre des bâtons dans les roues du marché noir. Narendra Modi évoquait les gros poissons, mais les petites affaires des Indiens modestes étaient aussi visées, afin d’accroître les recettes fiscales par l’élargissement de la base d’imposition dans une économie qui jusque-là comportait un secteur parallèle représentant 23,7 % du PIB.
Le bilan négatif de la démonétisation décidée par Narendra Modi
« A moyen terme, ajoutait Paul Milon, cette évolution devrait apporter une foule d’avantages comme une hausse des ressources et des dépenses du gouvernement (!), une meilleure transmission monétaire, une plus grande inclusion financière et un taux d’épargne plus élevé des ménages. Tous ces facteurs concourant a une augmentation du potentiel de croissance du PIB de l’Inde. » Ah que le socialisme est joli !
En avril dernier, la Banque mondiale confirmait cet enthousiasme en soulignant que 55 % des nouveaux comptes bancaires ouverts dans le monde entre 2014 et 2017 l’avaient été en Inde, et que si seuls 35 % des adultes y en possédaient un en 2011, ils sont aujourd’hui 80 %. Impressionnant, lorsqu’on pense au taux de pauvreté et de ruralité en Inde. Un mois plus tôt, le FMI annonçait que l’Inde se remettait enfin de la « disruption » causée par la démonétisation – une disruption marquée au départ par la pénurie (voulue ?) de nouveaux billets de banque, de queues interminables pour échanger les vieux billets, de projets remis à plus tard, de mariage annulés parce qu’on avait économisé en liquide pour en payer les frais, d’emplois perdus. L’Inde, assurait le FMI, renouait enfin avec la croissance insolente des pays où l’industrie bénéficie de salaires bas et d’une population élevée. Il faut bien casser des œufs pour faire une omelette.
Le hic, c’est que l’omelette n’est en réalité pas au rendez-vous et que de toute façon le prix était beaucoup trop élevé à payer. Aujourd’hui, un quotidien peu suspect de résistance au mondialisme comme The Guardian, journal de référence de la gauche britannique, accuse Modi d’avoir mis en place une politique erronée, de manière beaucoup trop rapide et de manière particulièrement malhabile, et d’en porter l’entière responsabilité.
Les retombées de la démonétisation en Inde : des malheurs pour les gens ordinaires
« Erreur monumentale » qui a « coûté 100 vies humaines, détruit au moins 1,5 millions d’emplois et laissé 150 millions de personnes sans revenus pendant des semaines », assure un éditorial daté de vendredi dernier. Certes, The Guardian veut y voir une « mesure populiste mise en œuvre au nom des pauvres », alors qu’il s’agit d’une mesure socialiste mise en œuvre au nom du pouvoir et de la surveillance mondiale.
La mesure n’a en rien touché à la richesse des barons du marché noir en Inde. On sait aujourd’hui, comme le révèlent les toutes dernières données de la Banque centrale indienne, que près de 99,3 % des billets subitement privés de leur valeur ailleurs qu’au guichet d’une banque ont été rapportés. Les économistes le savaient déjà : au moment du coup d’éclat du Premier ministre indien, l’argent sale s’était depuis longtemps transformé en actions, en or ou en biens immobiliers.
La mesure n’a permis de récolter aucun gain fiscal attendu des nouveaux surplus de la Banque centrale. Efficacité zéro.
« Erreur monumentale » – ou faux raté qui permet l’avancée de la surveillance ?
Quant à Modi, qui se dit croyant, et qui disait accepter d’avance les conséquences d’un éventuel échec, observe The Guardian, il ne donne aucun signe de vouloir faire son mea culpa. Le comité financier du parlement indien s’abstient de publier quoi que ce soit, et le Premier ministre lui-même élude les questions.
On sait aussi maintenant que la mesure a très probablement coûté 1 % de PIB. Si le nombre des paiements électroniques a progressé, c’est moins qu’espéré, et les contrefacteurs, connus pour leur adaptabilité, se sont recyclés dans la fabrication de fausses coupures de moindre valeur avant de se perfectionner dans celle des nouveaux billets de 500 et 2.000 roupies qu’ils produisent aujourd’hui à grande échelle.
Une chose a bien fonctionné, et au fond, que les dénonciations de cette « erreur monumentale » soient sincères ou non, c’est sans doute ce qui importe le plus au partisans de la société sans cash : elle a porté un coup sans doute fatal à de nombreuses petites entreprises informelles qui permettaient aux Indiens les plus pauvres de survivre, et elle a permis une généralisation de la surveillance fiscale.