Après la mort d’un étudiant de Supelec, ses parents attaquent l’école qui ordonne une enquête. En cause, la fête, qui ravage aussi l’université anglaise, qui réagit en traquant les « désordres mentaux ». Mai 68, c’est fini. Entre médicalisation et judiciarisation, l’enseignement supérieur subit une mutation soviétique.
C’est triste. Très. Selon notre confrère le Monde, un jeune homme saoul, repoussé à l’entrée d’une soirée estudiantine, a été raccompagné à sa chambre par des camarades. Là, il serait tombé de son balcon. Ses parents attaquent Supelec pour non-assistance à personne en danger. Ils lui imputent sa mort, parce qu’il aurait selon eux plongé dans « une spirale infernale : jeux d’alcool, soirées à répétition, absence à certains cours, le tout sans réaction de l’école d’ingénieurs ».
A Supelec, la mutation de la fête sans alcool
Frédérique Vidal a aussitôt ordonné une enquête à l’inspection générale de l’Education nationale et a interdit la consommation d’alcool sur le campus de Supelec. Le ministre de l’Enseignement supérieur entend ainsi dégager sa responsabilité et mieux savoir ce qui s’est passé. Estimant qu’il y a une « différence entre faire la fête et une alcoolisation massive », Frédérique Vidal a ajouté : « Il faut améliorer la prévention. C’est une responsabilité de tous. »
Les parents et le ministre, chacun à sa façon, rejettent la faute de la mort sur la société. C’est une manière de penser à laquelle la gauche a habitué les esprits, depuis mai 68 en particulier. Or, il m’est arrivé d’être un peu grise, et même un peu trop, sans jamais tomber de mon balcon. Et j’avais des amis des Mines ou de Supaéro qui ne suçaient pas que de la glace. Mais on considérait qu’un étudiant, individu libre, adulte, bénéficiant d’une formation plus longue et plus chère que le commun de sa classe d’âge, était responsable de ses actes.
La fête de mai 68 a changé la liberté de l’université en licence
Dans la foulée de mai 68, cette liberté subit une mutation démesurée : elle se mua en licence, en toute puissance. La fête était bien reçue de l’administration de l’Education nationale, plusieurs drogues circulaient à gogo et il y avait des barbecues sur certains toits. Les temps changent. La licence finit toujours en tyrannie, c’est l’ordinaire accordéon de l’histoire.
Une constante demeure : la post-adolescence chez les étudiants, surtout ceux qui peuplent les grandes écoles, dont Supelec n’est pas la moindre, est un moment de décompression après les concours, et de transgression. Ce n’est pas d’aujourd’hui. Les escholiers galaient du temps de Villon, et non pas de Fillon comme mon correcteur automatique voudrait absolument me le faire écrire. Ils se colletaient avec le guet comme un vulgaire dirigeant de l’UNEF. Il y a un phénomène à la fois naturel et social qu’il serait vain d’ignorer ou de nier.
Qui est coupable à Supelec : la bibine ou la débine morale ?
Aujourd’hui, les politiques post soixante-huitards entendent rétablir des interdits, mais il le font avec un appareil mental issu de mai 68. Frédérique Vidal prêche la prévention affaire de tous, le directeur de Supelec interdit la vente d’alcool, les parents font un procès. En 2013 déjà, à Centrale, on avait attaqué une association d’étudiants qui vendaient de l’alcool pour « homicide involontaire ».
En réalité, il s’agit pour les uns de fuir leurs responsabilités, pour les autres d’installer doucement une forme de totalitarisme. La vérité est qu’une personne adulte est maîtresse d’elle-même. Sans doute peut-elle être fragile. Mais si l’on veut chercher des responsabilités à la société, regardons moins la vente d’alcool que le vide spirituel et intellectuel qu’elle installe massivement dans les têtes, la propagande de l’Education nationale et des médias, le désespoir d’un pays moralement détruit.
L’université anglaise et la mutation de l’alcoolisme estudiantin
Les jeux d’alcool qu’on incrimine, par exemple, ont toujours existé. Mais ils s’accompagnaient de chants et de rires. On était bien entre camarades autour de bonnes bouteilles et l’on se lançait des défis plus ou moins bêtes, les garçons surtout mais pas que. Le Binge drinking a changé cela. Il s’agit de se mettre mal au plus vite. Les « shots » y contribuent grandement. Cela nous vient des pays du Nord et de l’Ouest. C’est le grand remplacement de l’alcoolisme estudiantin.
L’université anglaise semble encore plus gangrenée par le phénomène, et, en réaction, sa mutation de la licence à l’interdit semble plus avancée et plus profonde, sous la férule du ministre de l’enseignement supérieur, Sam Giymah. Elle a choisi, elle, la médicalisation de la chose. Tout étudiant surpris en cours en train de dodeliner de la tête ou pire de s’endormir sur ses notes sera ipso facto soupçonné de « mental desorder », qui sans doute n’a pas toujours un sens aussi fort qu’en français, mais qui peut se traduire par déséquilibre mental, trouble mental, trouble psychique et désordre mental.
Une médicalisation soviétique à la sauce anglaise
En conséquence, à partir de janvier prochain, tous les employés de l’université anglaise, professeurs, techniciens de surface, jardiniers et cuisiniers seront soumis à des cours de « mental health », c’est-à-dire qu’on leur apprendra à reconnaître « les symptômes du stress et de la dépression : ne pas s’impliquer, ne pas suivre le cour, manquer de sommeil, fuir le regard ».
Dee Bunker, responsable de la santé à l’université de Buckingham espère qu’aucun « employé ne doit croiser quelqu’un qui ne va pas bien » sans lui demander « Est-ce que tout va bien ? Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? » En lui faisant sentir qu’il peut attendre plus d’aide de celui qui parle.
Mai 68 est fini chez les Anglais : place au yoga et au tai-chi
Anthony Seldon, le vice-chancelier de l’Université, a déploré que l’université anglaise ait fermé les yeux sur les « excès » des soirées d’intégration et pressé ses collègues d’en finir avec cette habitude « permissive ». La chienlit de mai 68, c’est fini. Il préconise d’apprendre aux étudiants à « respirer profondément » pour gérer le stress. Il leur conseil le « yoga, le tai-chi ou d’autres méthodes de relaxation ». Son rapport, publié par le ministère de l’enseignement supérieur, recommande aux étudiants de première année de suivre des cours de psychologie pour apprendre l’importance du bien-être et de la bonne santé mentale.
Sam Gyimah a écrit aux responsables d’université qu’ils doivent faire de la santé mentale des étudiants une « priorité », ce qui requiert un acte « d’autorité venu du sommet » de la hiérarchie.
L’université sous l’ordre moral soviétique
Toute cette agitation de bonne volonté visant à la médicalisation des gueules de bois estudiantines et au suivi social des nuits blanches a bien sûr quelque chose d’intensément ridicule, mais signale trois choses : la gravité de la crise morale des jeunes Anglais, une alcoolophobie où le puritanisme donne la main à l’islam, et la volonté fondamentale du système, à travers l’université, de surveiller le tout de l’homme, tous les états, sentiments et actes de la vie des étudiants, soustraits à leur tradition bachique comme à leurs pulsions personnelles au profit d’un ordre social qui n’omet aucun détail. L’étudiant d’une université anglaise est observé dans le blanc de l’œil en permanence, il ne doit pas proférer un propos qui puisse blesser quelque minorité, et il doit se coucher avant la fermeture des pubs. La direction de Supelec doit veiller qu’aucune bière ne traîne sur le campus. On avait plus de liberté en Union soviétique.