Le grand film sur le génocide arménien reste à faire, ou l’échec de « The Cut / la Blessure »

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Le génocide arménien, fait historique indéniable, encore problématique aujourd’hui en Turquie

 
Le génocide arménien est le massacre généralisé des Arméniens, minorité nationale et religieuse, chrétienne, de l’Empire Ottoman, turc et musulman, accompli pour l’essentiel sur ordre des autorités entre avril 1915 et juillet 1916. Les Arméniens sont alors considérés à Istamboul comme une minorité nationale et religieuse, potentiellement dangereuse pour la survie de l’Empire Ottoman, dans l’épreuve décisive de la Première Guerre mondiale.
 
Le génocide se poursuit sporadiquement jusqu’en 1920, voire 1923. La première année au moins 1,5 millions d’Arméniens sont tués. Au total, on doit approcher les deux millions. Ce génocide a eu lieu pour l’essentiel à l’est de l’Anatolie, terres historiquement arméniennes depuis la plus haute Antiquité, et en Syrie du nord. Il s’est doublé d’un génocide parallèle des Assyriens, chrétiens du nord de la Mésopotamie, totalisant de 200.000 à 500.000 morts.
 
Les militaires turcs ont été aidés dans le génocide par les populations musulmanes locales, principalement kurdes. Aujourd’hui, à l’est de l’Anatolie, les Kurdes occupent complètement les anciennes terres chrétiennes, arméniennes ou assyriennes. Le Califat Islamique d’Abou Bakr II, au nord de l’Irak et de la Syrie, tend actuellement à parachever, depuis l’été 2014, la disparition des chrétiens de la région.
 

La négation du génocide

 
Ce génocide a été nié systématiquement jusqu’aux années 2000 par la Turquie, et demeure, malgré une reconnaissance fort partielle et floue par le premier ministre turc Erdogan en avril 2014, difficile à aborder dans le pays. Les Turcs tendent à reconnaître des massacres locaux, quelques atrocités regrettables, dans le contexte tourmenté de la Première Guerre mondiale, mais refusent en général de considérer un plan d’ensemble, une ampleur, qui définissent le génocide.
 

Un premier film à grand public sur le sujet : « The Cut / La Blessure »

 
Le génocide arménien a été infiniment moins représenté au cinéma que le génocide juif – infinité d’exemples –, ou même rwandais – Hôtel Rwanda (2004) –, sinon par de rares documentaires, le plus souvent directement diffusés à la télévision. Il a été évoqué au mieux par le film peu connu Ararat (2002), bien intentionné mais très confus, avec son montage trop complexe et ses thèmes multiples, plus ou moins pertinents, ou le téléfilm documentaire Aghet (2010), diffusé en 2011 sur Arte, donc de manière restreinte du fait de l’audience très limitée de la chaîne franco-allemande des intellectuels de gauche de Paris ou Berlin.
 
Ainsi, « The Cut / la Blessure » pourrait être, au moins par défaut, le premier grand film sur le génocide arménien. Or ce n’est pas forcément le cas. Le film doit se concentrer sur son sujet, et le comprendre vraiment, et le traiter de manière correcte. Ce qui fait beaucoup de contraintes.
 

Qui est le réalisateur ? Inspire-t-il confiance ?

 
Le réalisateur turc Fatih Akin tente de s’imposer dans l’univers cinématographique en réalisant la fresque historique, qui manque en effet, sur le génocide arménien. Fatih Akin, né à Hambourg en 1973, dans une famille originaire du nord de la Turquie, est parfaitement bilingue turc et allemand, et a réalisé des films dans les deux langues. Ceux-ci ont plutôt marqué par leur conformisme face aux idées européennes d’aujourd’hui, dont le féminisme, illustré dans Head-On (2004), chronique de la vie d’une jeune femme turque d’Allemagne, voulant mener la vie hédoniste du pays d’accueil et non suivre la rigueur patriarcale de son environnement familial. Sa plus grande réussite reste le film comique, plaisant sans plus, Soul Kitchen (2009), sur un restaurant populaire de Hambourg et son fantasque personnel. Bref, rien qui ne le qualifie spécialement pour le thème ô combien délicat du génocide arménien. Rien qui n’indique non plus une compétence pour saisir la religion des chrétiens d’Orient. Aucun intérêt passé notable pour la vie spirituelle, ou a fortiori le christianisme. M. Akin paraît être un musulman de façade, tendant fortement vers l’athéisme, sans l’avouer pour autant, car la chose reste indicible en Turquie. Au mieux, il faudrait s’attendre à une approche du drame au nom des droits humains, à commencer par le plus élémentaire, celui à la vie, évidemment difficile à discerner dans un génocide.
 

Quelques images fortes

 
« The Cut » traite son sujet durant le premier tiers de sa durée. Soit bien trop peu, mais enfin, il le fait. Après une exposition typique de téléfilm turc sur une petite ville, le bonheur familial et les relations plutôt harmonieuses de voisinage, à ceci près qu’il ose montrer des Arméniens chrétiens et non des Turcs, il souligne le basculement dans l’horreur, en évoquant de manière juste les étapes.
 
Le film propose donc des images fortes, avec le travail forcé, puis le massacre collectif d’hommes, tout comme les camps-mouroirs pour femmes et enfants. Ces camps terribles sont montrés avec un réalisme saisissant. Ils fournissent hélas l’occasion d’une scène impie. Au-delà du meurtre de masse, le sort des survivants est évoqué. Il est évidemment peu enviable, notamment en ce qui concerne l’esclavage sexuel pour les femmes ou adolescentes, auprès de maîtres privés, souvent arabes, ou dans des maisons de tolérance.
 
Signalons toutefois un détail bizarre pour les cinéphiles français, ou même le public fréquentant à l’occasion les salles obscures. Le rôle principal, le père de famille arménien, est interprété par Tahar Rahim, acteur algérien de nationalité française. Mais le Malik du Prophète de Jacques Audiard (2009), son meilleur rôle, se métamorphose difficilement en Nazareth Manoogian, chrétien arménien.
 

Le défaut de perspective spirituelle chrétienne

 
Une seule scène, forte, possède – peut-être – une dimension spirituelle : celle du refus d’apostasie collective des hommes condamnés aux travaux forcés en 1915-1916, malgré la promesse de libération du gouverneur turc en cas de conversion à l’islam. Il y a tout de même un problème, dans la mesure où on peut y voir simplement le comportement d’hommes fiers, condamnés à tort, et qui refuseraient de s’humilier pour se sauver, tout autant qu’une fidélité héroïque à la foi chrétienne. Malgré cette ambigüité majeure, cette scène sonne juste. Elle ose montrer le mépris de l’agent de l’Etat, évidemment turc et musulman, contre ceux qui ne possèderaient pas les « lumières » de sa croyance. L’audace se double aujourd’hui du fait que ce type de discours est assez typiquement celui du président islamiste actuel Erdogan, du moins quand il s’adresse en turc à son public sur la scène intérieure. A quelques cas près, hués par les autres et menacés de la perspective de la damnation éternelle, véritable risque en doctrine chrétienne pour l’apostasie, le groupe demeure fidèle au christianisme. Il est donc assassiné collectivement le lendemain. Or ces condamnés en haine de la foi, ne prient jamais, pas même à la minute de leur mort, ce qui est quand même étonnant.
 
Suite à ces épreuves, le « héros » finit complètement et explicitement athée. Si l’on peut comprendre une révolte contre le Créateur, hélas assez courante après d’atroces épreuves, il s’agit donc de tout sauf d’un spectacle édifiant pour les spectateurs chrétiens.
 
Enfin, même si ceci peut paraître un détail, la grande majorité des chrétiens arméniens appartient à une Eglise nationale, dite Arménienne Apostolique. Elle est monophysite, du moins pour Rome et Constantinople, séparée de Rome par le dogme et la discipline. Certes, il existe parmi eux une petite minorité d’Arméniens catholiques. Mais le réalisateur a l’air de tous les prendre pour des catholiques, allant de par le monde assister aux messes catholiques.
 

Les ambigüités turques

 
Il manque dans « The Cut » une scène de décision gouvernementale, à Istanbul, décidant du génocide, ou de ses étapes. Il y a peut-être eu en effet un enchaînement de décisions de plus en plus violentes et inhumaines conduisant au génocide plutôt qu’un décret unique. Le point de vue présenté est certes celui des victimes arméniennes, surprises par les mesures génocidaires, et ne les comprenant que trop tard… Mais, pour émouvant qu’il soit, il tend à affaiblir le message, alors que la décision politique eut marqué les esprits.
 
Aujourd’hui, bien des choses demeurent probablement impossibles à montrer pour un réalisateur turc. Fatih Akin craindrait déjà pour sa vie du fait du sujet affiché, et pourtant si prudemment traité. Le problème est que les thèses nationalistes turques, évoquant des massacres locaux, excès humainement regrettables, sans génocide pour autant, ne sont pas incompatibles avec ce film. La démonstration de vérité historique, pour ne pas employer les termes galvaudés de « devoir de mémoire », reste donc faible.
 

La mise en valeur d’un « bon » islam

 
Dans le film, des personnages arméniens principaux doivent leur salut à de généreux musulmans.
 
Ainsi le héros est-il épargné, sauvé, par un des bourreaux du génocide. C’est tout de même peu crédible, et même assez gros. Et cela excuserait presque en partie les génocidaires, que l’on voit pour certains recrutés de force, et obligés de commettre les pires actions, sous peine de perdre leur propre vie.
 
Le savonnier arabe d’Alep en particulier est présenté comme un modèle de générosité courageuse, cachant des Arméniens traqués, puis transformant son vaste atelier en camp d’accueil. On ne doute pas de l’existence, ça et là, de musulmans à la fois courageux et généreux. Mais la qualité indiscutable de leur âme s’exprime malgré l’islam, et non grâce à lui.
 
De même, d’aimables bandits turcs accueillent un moment le héros, le soignent, puis l’encouragent dans sa quête des survivants éventuels de sa famille dispersée. De véritables bandits, déserteurs de l’armée turque, il n’y avait à l’évidence rien de bon à attendre pourtant.
 
Sur un modèle identique, des bédouins arabes compréhensifs libèrent largement, de manière parfaitement volontaire, leurs esclaves chrétiennes en novembre-décembre 1918. La fiction est ici totale. D’ailleurs le réalisateur n’a pas osé la mettre en image, et se contente de rapporter le « fait » dans un dialogue. D’où une hypothèse de libération de facto impossible des grandes filles du héros à ce même moment.
 
Tout cela ne relève pas d’une historiette sympathique, placée là pour réduire la tension dramatique, mais d’une forme de disculpation de l’islam, de négation de toute culture meurtrière en lui, même potentielle. Ce qui est faux.
 

Les deux tiers du film hors sujet, douloureuses pérégrinations post-génocidaires

 
A partir des séquences sur l’hiver 1918-1919, le film, qui jusque-là sait montrer quelques éléments réalistes, bascule franchement dans le conte, et le hors sujet stricto sensu par rapport à l’essentiel du génocide arménien. Un film d’une heure et quart sur le génocide arménien aurait été infiniment préférable, même coupé de façon brusque, à ces deux heures vingt parfaitement interminables, et qui n’ont rien d’inoffensif.
 
Le survivant du génocide recherche ses filles. Sa survie, comme la leur, tient de l’improbable, tout comme a fortiori leurs retrouvailles finales. En outre, elles ne s’opèrent pas à Alep en Syrie, ou au Liban, mais au nord des Etats-Unis, à proximité de la frontière canadienne, après, outre les trajets maritimes, des étapes à Cuba et en Floride. Il est vrai que beaucoup d’Arméniens survivants ont quitté la région après 1918, à destination de la France souvent, ou du Nouveau-Monde, du Canada à l’Argentine. Mais il s’agit déjà d’un tout autre sujet.
 
Les aventures d’un voyageur pauvre, souvent travailleur clandestin, parfois à nouveau traqué, obligé de se cacher ou de voler, à la recherche de ses filles, évidemment devenues majeures entretemps, occupent plus de la moitié du film. Pour le spectateur français, le problème réside dans l’habituel matraquage ad nauseam sur le thème du gentil immigré clandestin, victime d’un racisme odieux, d’où une lassitude immédiate. Bien avant ces très improbables retrouvailles, il est clair depuis longtemps que le film relève de l’univers du conte.
 
Ce hors sujet sur la plus grande longueur du film, et a fortiori dans le domaine de l’irréel, nuit de manière significative à la bonne, ou du moins acceptable, première partie. On finit par se demander si l’ensemble, horreurs comprises, ne relèverait pas, en définitive, de l’imaginaire. Ainsi, les excellentes et courageuses intentions sont-elles menacées, la portée de ces images fortes très affaiblie.
 

Un spectacle manqué, sans véritable message

 
Les deux-tiers du film se situent donc clairement dans le hors sujet. Ils génèrent ainsi beaucoup d’ennui pour le spectateur. Le spectacle est manqué. Et surtout, on ne comprend pas quel est le message proposé. Il n’en est guère d’évident. Le héros a vécu une aventure horrible, périlleuse… Les bons musulmans seraient à opposer à quelques excités meurtriers, ce qui correspond au message des défilés en hommage à Charlie. Les liens entre la dangerosité potentielle de l’islam et les causes du génocide arménien ne sont évidemment pas explorés.