Trump convoite le Groenland et le canal du Panama : au-delà de la rhétorique, des raisons géostratégiques

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Sur les réseaux sociaux, bien des représentants de la droite radicale dénoncent les déclarations de Donald Trump au sujet du canal de Panama, du Groenland et du Canada : faire de ce dernier le 51 Etat des Etats-Unis, racheter l’île sub-arctique, en faire de même pour le canal stratégique reliant l’Atlantique au Pacifique que les USA avaient précédemment vendu au Panama, quitte à passer à une mobilisation de force militaire… Il est vrai que le président-élu sort de sa manche un expansionnisme américain qu’il n’avait pas exprimé au cours de sa campagne.

Mais enfin, quand Poutine justifie son invasion de l’Ukraine pour des raisons analogues : renforcement face à la puissance de l’OTAN, récupération de terres historiquement russes, les mêmes applaudissent des deux mains et répètent les arguments.

En d’autres temps, cet esprit de conquête aurait moins choqué : ne félicite-t-on pas les rois de France d’avoir su agrandir leur pré carré ? Mais il reste que les conflits sont aujourd’hui en moyenne plus dévastateurs : est-il raisonnable d’invoquer les sauts et sursauts de l’histoire et des variations de frontières pour annexer des territoires ?

 

Trump veut le Groenland et le canal du Panama, quitte à exercer des pressions économiques et militaires

Grande gueule, Trump l’a toujours été, et de la part de ce négociateur partisan de la manière forte, les annonces ici évoquées ne sont ni étonnantes, ni forcément conformes à sa réelle volonté.

Mais il envoie en tout cas un message : lors d’une conférence de presse au ton très libre, Donald Trump a ainsi déclaré que le Groenland, territoire autonome appartenant au Danemark, représente un « intérêt vital » pour la sécurité des Etats-Unis. Et puis il trouve l’île « massive » et il « aime les cartes », a-t-il plaisanté.

Son idée n’est pas neuve. Il avait déjà essayé de pousser le Danemark à vendre le territoire grand comme l’Alaska (acheté jadis aux Russes) et le Texas tout ensemble aux USA, qui n’en sont pas à leur première acquisition contre des espèces sonnantes et trébuchantes. L’immense territoire de la Louisiane – plus de 2 millions de km2 sans grand rapport avec l’Etat actuel – avait été acheté à la France en 1803 pour 60 millions de francs qui avaient alimenté l’effort de guerre de Napoléon Bonaparte.

Mme Mette Frederiksen avait fort mal réagi à l’offre en 2019, ce qui amena Trump à annuler une visite d’Etat et à qualifier le Premier ministre danois de « méchante » pour avoir déclaré son idée « absurde ».

 

Des considérations géostratégiques

Ce ne serait pas une première, cependant, puisque le Danemark a vendu les Iles Vierges aux Etats-Unis en 1917. Les USA avaient déjà proposé 100 millions de dollars au Danemark pour le Groenland après la Seconde Guerre mondiale ; l’offre s’était soldée par un traité de défense qui avait permis aux Etats-Unis d’installer une base militaire, aujourd’hui appelée Pituffik Space Base et toujours opérationnelle, notamment grâce à son réseau radar de système d’alerte précoce contre les missiles balistiques.

« Absurde » ? Pas du tout, réagit donc Trump, pour qui les habitants du Groenland – ils sont 57.000 – tireront d’« immenses avantages » d’un rattachement aux Etats-Unis : « Nous la protégerons, nous la chérirons, face à un monde extérieur très féroce. » Y ayant envoyé il y a quelques jours son fils Donald Jr. pour un voyage éclair, Trump senior est convaincu que les Groenlandais sont en outre demandeurs. Donald Jr. est revenu fort d’un récit d’« accueil chaleureux » sur place, déclarant à Newsmax :

« Ils ont clairement fait savoir que le Danemark les empêchait d’utiliser certaines des incroyables ressources naturelles que le Groenland a à offrir. Ils sont traités comme des citoyens de seconde zone. Lorsqu’ils vont au Danemark, à Copenhague, de nombreux jeunes nous ont dit : “On nous disait de rentrer chez nous, les Inuits, de rentrer chez nous, les Esquimaux.” Ils n’aiment pas la façon dont ils ont été traités. En outre, pour les Etats-Unis, il s’agit d’un emplacement stratégique incroyable pour de nombreuses choses, que ce soit sur le plan maritime ou militaire. (…) L’accueil que nous avons reçu a été très chaleureux. C’était en fait absolument exceptionnel. Je ne pourrais pas être plus satisfait de ce voyage. Et il semble qu’il y ait beaucoup de désir sur le terrain pour ces gens de, vous savez, avoir une alliance avec l’Amérique. »

 

Donald Trump Jr. revenu enthousiaste du Groenland

Donald Jr. est allé plus loin : « Vous savez, mon père sait comment utiliser la puissance économique de l’Amérique. Il sait comment utiliser la puissance militaire de l’Amérique. Il sait comment faire tout cela. Ce n’est pas un type comme Joe Biden, qui est un bureaucrate de carrière, qui n’a jamais rien fait de sa vie. Mon père est avant tout un spécialiste de l’immobilier. Mais il sait comment utiliser ces choses au profit des deux nations. Il sait mieux que quiconque comment jouer à ce jeu. Il s’agit d’un accord que mon père pourrait, j’en suis sûr, négocier au profit des deux pays et d’une relation symbiotique qui fonctionne parfaitement, qui protège l’Amérique, qui les protège, qui protège le monde. »

Si Donald Trump n’a pas exclu l’usage de la force pour arriver à ses objectifs lorsque la question lui a été posée, il semble qu’il parlait avant tout du Panama. Mais il a tout de même insisté pour dire que le Danemark devait « renoncer » au Groenland dont « on ne sait même pas s’ils possèdent un droit légal » à son égard – parce que les Etats-Unis en ont besoin pour leur « sécurité nationale » – pour « protéger le monde libre ». Le Groenland est au milieu de la voie la plus courte entre les Etats-Unis et l’Europe et se trouve également sur le chemin des routes aériennes passant par l’Arctique.

 

Trump peut-être, mais la Chine et la Russie ont de fortes vues sur l’Arctique

Mme Frederiksen a répété que l’île n’était pas à vendre, mais on comprend que Trump puisse la regarder avec convoitise : riche de terres rares, elle offrirait une manière d’échapper à l’hégémonie chinoise en ce domaine, elle est placée de manière stratégique entre la Russie et les Etats-Unis au milieu du trajet par le nord entre Washington D.C. et Moscou, emplacement idéal pour la défense face aux missiles, et jouit d’une position forte dans l’Arctique dont la Chine cherche à faire une zone d’influence.

Car si les Etats-Unis de Trump lorgnent le Groenland, la Russie et la Chine ne sont pas en reste en ce qui concerne l’Arctique, zone clef pour les ressources inexploitées – terres rares, pétrole, gaz – et les voies de transport de marchandise, surtout si la fonte des glaces qu’on nous annonce si souvent devait devenir effective. La Russie n’entrave pas les activités chinoises dans la zone et les deux puissances y ont mené des exercices militaires conjoints. La Chine a cherché à construire des aéroports au Groenland, avant de retirer son projet alors que le Danemark, affolé, ne refuse des visas aux ingénieurs et ouvriers de construction qu’une société chinoise voulait y dépêcher. La Chine a également eu le projet d’y acheter une base navale US désaffectée. C’est moins spectaculaire qu’une annonce faite par Trump, mais on voit bien que le territoire est disputé.

Pour ce qui est du canal de Panama, Trump a pointé là aussi l’avantage dont la Chine jouit selon lui par rapport aux Etats-Unis. « Le canal est vital pour notre pays mais c’est la Chine qui l’exploite », a-t-il déclaré lors de la conférence de presse citée plus haut. « Nous avons donné le canal de Panama au Panama. Nous ne l’avons pas donné à la Chine, et celle-ci en abuse », selon Trump, qui a déjà obtenu du membre du congrès républicain Dusty Johnson la promesse que ce dernier présentera un texte de loi autorisant les Etats-Unis à le racheter. Trump accuse le Panama de faire payer le transit par la voie maritime à des taux « exorbitants » aux Etats-Unis, alors que la Chine y investit et que les ressortissants chinois représentaient, à la fin des années 2010, 4 % de la population panaméenne. Et une famille milliardaire de Hong Kong contrôle les ports de part et d’autre du canal ; ceux-ci se trouvent de ce fait sous l’empire des lois de sécurité nationale de la Chine.

Au-delà de la rhétorique quasi belliqueuse, tout n’est donc pas absurde dans le discours de Trump.

 

Jeanne Smits