Quand le Vatican veut au moins sauver l’œuvre de l’artiste Marko Rupnik accusé de viols

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L’affaire Rupnik continue. Et à ce stade, ce ne sont plus les méfaits du Père Marko Rupnik qui soulèvent l’intérêt ou l’indignation. Ce Jésuite, classé encore comme consultant du Vatican dans l’annuaire pontifical 2024, artiste mosaïste internationalement reconnu, auteur de très nombreuses œuvres qui ornent des centaines de sanctuaires et chapelles à travers le monde, a pourtant été accusé d’avoir abusé sexuellement, psychologiquement et spirituellement de dizaines de victimes, pour la plupart des religieuses, sur une période de trente ans…

Ce qui pose plus sérieusement question, c’est la posture de Rome qui continue d’utiliser les reproductions numériques ou bien réelles de ses œuvres et se défend vigoureusement. Vendredi 21 juin, lors de la conférence annuelle des médias catholiques à Atlanta, le Dr Paolo Ruffini, préfet du Dicastère pour la Communication du Saint-Siège, n’a pas craint d’utiliser les mots du pape François : « Qui suis-je pour juger les histoires de Rupnik ? » Rien ne justifie donc que l’on retire la moindre photo de ses œuvres, rien ne justifie que l’on ne continue pas à prier face à un art douteux que l’esprit tortueux de Rupnik a engendré…

Jusqu’où le Vatican couvrira-t-il celui qui est accusé de viols en série ? Est-ce son art, jugé transgressif par certains, qui le mérite ? Faut-il sauver l’héritage esthétique de la révolution culturelle « vaticano-deuxiste », plutôt que de punir un prêtre pécheur public ? Même l’hagio-biographe du pape François, Austen Ivereigh, trouve que le Vatican ne devrait plus s’en servir… Ce choix n’est définitivement pas neutre.

 

Supprimer l’œuvre de Rupnik n’est « pas la réponse chrétienne »

Parce que le scandale prend de plus en plus d’ampleur : il a conduit à des appels au retrait de ses œuvres, qui figurent en bonne place dans quelque 200 espaces sacrés du monde entier, notamment la basilique du Sanctuaire de Lourdes, en France. Nous évoquions en février dernier le questionnement réel de Mgr Micas, évêque de la ville, qui devait prendre au printemps la décision de retirer ou pas les mosaïques qui ornent la basilique inférieure du sanctuaire…

En revanche, le Dr Paolo Ruffini, numéro un de la communication du Pape, a l’air d’être plus sûr de lui – et cela lui vaut, depuis vendredi, des critiques croissantes. Après son discours à Atlanta, deux journalistes, rendus impatients par le silence du Vatican, ont saisi l’occasion de lui demander pourquoi le site Web de son dicastère continuait d’utiliser les œuvres de Rupnik ; sa réponse a fusé :

« Nous parlons d’une histoire que nous ne connaissons pas. Qui suis-je pour juger les histoires de Rupnik ? (…) Nous pensons – le dicastère – et je pense personnellement que [retirer les images des œuvres de Rupnik des médias officiels du Vatican] n’est pas un bon moyen d’anticiper l’issue du processus de révision, qui peut ou non se terminer par un procès. (…) En tant que chrétiens, il nous est demandé de ne pas juger. »

Pire, on a eu clairement l’impression que le retrait des œuvres d’art exposées publiquement n’est pas, en soi, un acte raisonnable pour la « civilisation » : même si Rupnik était reconnu coupable par le Dicastère pour la Doctrine de la Foi (DDF) de graves abus sexuels, il semble fort possible que le Vatican ne soutienne pas cette ligne-là.

 

Le chef de la communication du Vatican a-t-il défendu l’art d’un violeur en série ?

Alors certes, le DDF n’a pas encore terminé son enquête sur les allégations contre Rupnik. Mais un grand nombre de points sont d’ores et déjà avérés : comme le rappelait La Vie, les conclusions de l’enquête interne des Jésuites début 2023 dévoile clairement « des années d’abus de la part du mosaïste Marko Rupnik ». D’ailleurs, le Dr Paolo Ruffini a dit lui-même : « Nous ne parlons pas d’abus sur mineurs. » Donc, il y a bien eu des abus, réels, sur des personnes, des abus qui ont été autant physiques, que mentaux et même spirituels. Seraient-ils automatiquement minimisables ?

Certes, on ne doit pas non plus confondre d’office l’homme et l’œuvre. Ruffini a d’ailleurs mentionné le cas du Caravage qui au cours de sa vie a tué un homme, mais dont on n’a pas détruit pour autant les tableaux… Mais celui de Rupnik est essentiellement différent, en ce que son art a été apparemment nourri de sa transgression personnelle : ses victimes ont déclaré que ses abus dépravés, voire diaboliques, faisaient partie de son processus « créatif ». Il suffit d’entendre qu’il avait demandé à l’une d’entre elles un plan à trois parce que la sexualité devait, selon lui, être libre de toute possession, « à l’image de la Trinité »… « Son obsession sexuelle n’était pas un phénomène isolé, mais profondément liée à sa conception de l’art et à sa pensée théologique », a déclaré l’ancienne religieuse.

Pour la chroniqueuse et artiste d’art sacré Hilary White, dont la réflexion a été traduite ici par Jeanne Smits, « les perversions sexuelles de Rupnik sont une expression de sa perversion générale, visible dans ses choix artistiques » : son art enfantin et dérangeant est en rupture profonde et déclarée avec l’art byzantin.

On ne peut donc pas dire, à l’instar de Ruffini, que « retirer, supprimer, détruire des œuvres d’art ne signifie jamais un bon choix ». Si, ce peut être un bon choix. Non seulement pour épargner les victimes, mais pour épargner à tous les autres la vue et l’influence d’un art dévoyé. Ou, serait-ce l’objectif du Vatican ? En tout cas, ce dernier n’est clairement pas dans une posture de rejet.

A la journaliste qui lui faisait remarquer que retirer l’œuvre de Rupnik démontrerait une plus grande proximité avec les victimes, Ruffini a répondu de manière éloquente : « Je pense que vous avez tort. Je pense que vous avez tort. Je pense vraiment que vous avez tort. » Comme un saint Pierre faisant par trois fois œuvre de reniement, mais sans regret apparent… Rupnik doit rester envers et contre tout, selon ses mots, « inspirant ».

 

Un scandale mondial permis par la gestion improbable de Jésuites haut placés et du Vatican

Huit mois, pourtant, que la procédure canonique a été lancée. Et le fonds de l’affaire est connue de Rome depuis bien plus longtemps que ça.

Rappelons quand même que le Vatican a initialement refusé de poursuivre Rupnik en justice. Lorsque les allégations contre lui ont été rendues publiques, en octobre 2022, le DDF a d’abord refusé d’ouvrir une enquête canonique formelle, s’appuyant sur le délai de prescription pour les abus commis sur des adultes (alors qu’il y avait pléthore de preuves et que les Jésuites demandaient cette enquête). Ce n’est qu’un an plus tard, en octobre 2023, que le pape François a fini par renoncer à cette prescription, sous le flot mondial des critiques, permettant ainsi le lancement de la procédure. Il faut dire que malgré son renvoi de la Compagnie de Jésus, Rupnik s’était retrouvé confortablement incardiné dans un diocèse slovène, avec jouissance de tous les droits d’un prêtre normal… De quoi faire réagir.

D’aucuns assurent également que le Pape serait même intervenu auparavant en sa faveur, quand il s’est agi de lever sa première excommunication prononcée en mai 2020 : Rupnik avait été déclaré coupable d’avoir voulu absoudre le complice (la victime !) d’un péché contre le 6e commandement (ce qu’on a appelé « la première affaire Rupnik »). Parce qu’il avait fait sitôt acte de repentance, Rome l’avait réintégré en restreignant certaines de ses activités, ce qui ne l’empêchait nullement de continuer à enseigner, à donner des conférences et à recevoir des commandes artistiques de haut niveau, tout en étant nommé consultant auprès de plusieurs dicastères du Vatican, notamment le Dicastère du Culte Divin et le Dicastère du Clergé, ainsi que le note The Pillar.

A écouter Ruffini, on ne s’étonne donc guère de cette protection qui défie tous les jugements. A la tête d’un empire économique important (il aurait été rémunéré 1,7 million d’euros pour la décoration d’une seule chapelle à Rome), Rupnik est aussi un vecteur culturel et idéologique pour le Vatican. Si on ne peut sauver l’homme, on tentera au moins de sauver l’œuvre… Cet épisode pointe le malaise profond de l’Eglise qui préfère taire aussi longtemps que possible les abus sexuels et de tous ordres perpétrés par ses ministres, a fortiori lorsque l’accusé potentiel est un acteur important de sa politique.

 

Clémentine Jallais