Vladimir Poutine, les chamans et l’occultisme

Vladimir Poutine chamans occultisme
 

Si Vladimir Poutine s’est rendu dans les capitales de la république sibérienne de Touva, membre de la Fédération russe, et de sa voisine en Mongolie, début septembre, ce n’est pas principalement pour promouvoir le patriotisme dans une école à Kyzyl ni même pour fêter à Oulan Bator le 85e anniversaire de la bataille de Khalkhin Gol, qui a vu les Mongols et les Soviétiques vaincre les Japonais. Prétextes que tout cela, assure La Repubblica du 17 septembre. Pour ce quotidien italien de centre-gauche (on le compare au Monde, avec la réputation de sérieux d’un « quotidien de référence »), la raison et la connexion entre ces deux visites est à chercher dans l’attrait avéré du président russe pour l’occultisme et les chamans. Certains chamans, du moins…

« La Mongolie et le Touva sont considérés comme le berceau des chamans les plus puissants du monde. Et Poutine combine depuis longtemps le mysticisme orthodoxe avec les traditions païennes », explique Mikhail Zygar, ancien fondateur et directeur de la chaîne de télévision indépendante Dozhd et auteur d’All the Kremlin’s Men (Tous les hommes du Kremlin). Ce que confirme le politologue Abbas Galljamov, ancien rédacteur des discours de Poutine, aujourd’hui en disgrâce. Les deux hommes vivent en exil, étant sous le coup de peines de huit ans de prison pour diffusion de « fake news » au sujet de l’armée (car en Russie, l’information est sous contrôle public).

 

Les voyages de Vladimir Poutine aux pays des chamans

Poutine a un attrait évident pour la région puisqu’il se rend fréquemment à Touva, et qu’il a visité la Mongolie trois fois au cours de ces dix dernières années, selon le quotidien italien. La journaliste Rosalba Castelletti écrit : « L’organisateur de la mission – la troisième en Mongolie en dix ans, la énième à Touva – aurait été Mikhail Kovalchuk, l’un des plus proches conseillers de Poutine et président de l’Institut Kurchatov, où est née la première bombe atomique soviétique. Cette participation n’est pas désintéressée : des rumeurs ont circulé à Moscou selon lesquelles Poutine cherchait à obtenir la bénédiction des esprits pour utiliser l’arme nucléaire, ou « l’arme de Dieu », comme l’appelle Sergueï Karaganov, théoricien de la « ligne dure » du Kremlin et du rapprochement de la Russie avec le « Sud global » pour assurer la domination mondiale de Moscou à travers la nouvelle « majorité globale ».

Mikhail Zygar ne partage pas cette analyse, souligne la journaliste, en le citant : « Sans l’accord des chamans, il ne pouvait pas prendre une mesure aussi importante, de peur de fâcher les esprits. Cette version semble toutefois relever de la pure fantaisie. Aucune de mes sources ne peut la confirmer. » Mais Abbas Galljamov estime l’hypothèse crédible, et ajoute que Poutine s’intéresserait également à sa propre longévité, ainsi qu’à la réincarnation. Une chose ne semble pas discutable : le fait que Poutine consulte les chamans.

Un de ses rares amis, cofondateur avec lui en 2003 du parti présidentiel Russie unie, Sergueï Choïgou, limogé en douceur en début d’année de son poste de ministre de la Défense et placé à la tête d’un organe moins prestigieux, le Conseil de la Fédération de Russie, toujours bien en cour, est celui qui est donné pour avoir organisé la première rencontre de Poutine avec les chamans, ainsi que des événements (plus ou moins factices) au Kremlin avec ces sorciers-devins communicant avec « les esprits », vieux comme les religions tribales ancestrales. Choïgou est lui-même natif de Touva ; « c’est lui qui, avec des chamans locaux, se serait baigné avec Poutine à plusieurs reprises dans du sang extrait des bois de marals, ou cerfs de l’Altaï, censé rajeunir la peau », écrit La Repubblica, qui ajoute : « Au cours de ces rencontres, Poutine se serait également convaincu que des forces surnaturelles l’avaient désigné comme l’“Elu”. Avant de lancer l’offensive en Ukraine en 2022, il aurait consulté divers mystiques, dont des chamans, qui lui auraient tous prédit la victoire. »

 

Vladimir Poutine choisit ses chamans sur mesure

Quelle que soit la valeur de ces prédictions, on sait à l’inverse, rappelle le journal, qu’un « chaman-guerrier » auto-proclamé, Aleksandr Gabyshev, « a tenté à plusieurs reprises de parcourir les 8.000 kilomètres qui séparent l’Extrême-Orient russe de Moscou pour “chasser le démon Poutine du Kremlin” à l’aide d’anciens rites mystiques ». « Arrêté après avoir parcouru quelque 3.000 kilomètres en six mois en 2019, Gabyshev a voulu retenter sa chance en 2021, à la veille du conflit en Ukraine, mais dès qu’il a annoncé qu’il allait reprendre la marche à partir de Jacuzia, il a été admis de force dans une clinique psychiatrique. Il n’en est jamais ressorti », observe Rosalba Castelletti qui conclut, narquoise : « Le chamanisme est le bienvenu, à condition qu’il ne maudisse pas l’Elu. »

Quoi qu’il en soit des motivations de Poutine, sa fascination pour ces hommes-passerelles vers les esprits et leurs transes inquiétantes met à mal la propagande autour de son orthodoxie, puisqu’un chrétien ne saurait tremper dans la divination et l’occulte, la raison principale de l’interdit étant que ces pratiques mettent en lien avec les démons. Encore que, s’il faut en croire Mark Jenkins, spécialiste des centres de savoir anciens à travers la Russie, l’orthodoxie (contrairement à l’enseignement de l’Ancien et du Nouveau Testament) s’est distinguée par sa capacité d’intégration des coutumes et des croyances païennes.

De fil en aiguille, on en arrive à la certitude affichée par Poutine de ce que le monde russe soit celui de la lumière face à l’obscurité qui gagne l’Occident. Cette idée avait été théorisée jadis par un Oswald Spengler que l’on trouve curieusement aussi bien dans la bibliothèque idéale d’Academia Christiana que dans l’aréopage des penseurs dont les idées sont « proches » de celles de la franc-maçonnerie. Spengler récuse ainsi l’universalisme et voit dans les cultures différentes des « cycles » pouvant aboutir à des civilisations qui se développent selon la potentialité de chacune – et à partir de là, il rejette la conception occidentale chrétienne de l’histoire linéaire. Spengler voyait en la Russie la prochaine civilisation dominante.

 

Vladimir Poutine et l’occultisme qui remonte au KGB

Dans le sillage de l’article de La Repubblica, Jenkins est cité par le magazine conservateur britannique The Spectator qui s’est lui aussi intéressé aux tendances occultistes du président russe dans son édition du 28 septembre. Il assure quant à lui que l’opposant Mikhail Zygar a déclaré : « Ma source proche du Kremlin affirme que Poutine a longuement consulté des mystiques avant le début de l’invasion et que tous l’ont assuré d’une victoire militaire. » Mais The Spectator ajoute qu’Abbas Gallyamov a confirmé ce récit. « En plus de recevoir la bénédiction d’utiliser des armes nucléaires (armes de Dieu), Poutine s’intéressait à sa propre longévité et à sa réincarnation », a-t-il en tout cas écrit sur Telegram : « Il était très satisfait des réunions et des rituels pratiqués. »

Le média britannique fait le lien entre cet attrait de Poutine pour l’occulte et la pensée d’Alexandre Douguine, influencé par les œuvres du sataniste britannique Aleister Crowley et qu’on voit ici lui rendre hommage. Poutine et Douguine ont en commun leur obsession à l’égard de l’Eurasie, et le penseur ne fait pas mystère de sa volonté de voir la Russie retrouver une dimension impériale.

The Spectator fait remonter le penchant occultiste de Poutine aux années 1980 où « des laboratoires secrets supervisaient la recherche sur la lecture des pensées ». « “Jeune officier du KGB, il regardait à la télévision d’Etat soviétique les ‘séances de guérison’ organisées par des médiums approuvés par le Kremlin. Les services de renseignement ont toujours été fascinés par le paranormal”, explique Aran Dharmeratnam, qui a rencontré des guérisseurs et des mystiques à Moscou alors qu’il effectuait des recherches sur les tactiques de sécurité personnelle et de combat rapproché. Le mot “occulte” désigne des pratiques cachées, ce qui renforce le lien avec le monde secret. Pendant la guerre froide, il y avait un véritable intérêt pour l’amélioration des capacités psychiques, en particulier pour les unités spéciales », observe Mark Hollingsworth, auteur de l’article.

Celui-ci cite également le général Gueorgui Rogozine, ancien du KGB lui aussi, devenu après la chute de l’URSS chef délégué du service de sécurité de Boris Elstine : lui, c’est à l’astrologie qu’il se fiait pour conseiller le président Russe, ainsi qu’aux transes hypnotiques par lesquelles il estimait pouvoir pénétrer l’inconscient de ses cibles – comme Madeleine Albright à qui il attribuait par ce moyen la volonté secrète de faire gérer les ressources minéralogiques russes par « l’ensemble de l’humanité supervisée par l’Amérique », en particulier en mettant fin à la souveraineté russe sur la Sibérie. Affirmations que Poutine a citées sans réserve en 2021.

 

Les chamans ont aussi les faveurs de Davos et de l’ONU

Il manque cependant quelque chose aux dénonciations de l’occultisme de Poutine et de la confiance qu’il accorde aux chamans (ou certains d’entre eux). Son tour d’esprit est certainement partagé par le Forum économique mondial, comme on a pu le constater en janvier dernier lorsque la réunion de Davos avait été marquée par la présence insistante d’une chamane amazonienne et de son mari, tous deux de la tribu Yawanawà dont le petit millier de membres vit près du fleuve Amazone au centre du Brésil dans sept peuplades où ils s’efforcent de faire revivre leur culture ancestrale.

Main dans la main avec l’artiste d’origine turque Refik Anadol, qui voit en eux ses mentors, sa « famille », le chef Nixiwaka et la chamane Putanny Yawanawà ont influencé l’iconographie du Forum de Davos et ont été invités à s’y exprimer à diverses reprises. La première fois, c’était à travers une incantation chamanique accompagnée d’une « bénédiction » païenne (sur Ajay Banga de la Banque mondiale, Kristalina Georgieva du FMI et Al Gore, entre autres, comme nous l’avons raconté ici à l’époque). Leur seconde intervention voyait le couple participer à la présentation par Refik Anadol de ses œuvres créées grâce à l’intelligence artificielle, et s’exprimer en brésilien pour présenter leurs croyances et leurs espoirs pour la planète. Triomphe du panthéisme présenté comme seul espoir pour un monde qui s’autodétruit : voilà quelle est la spiritualité qui a droit de cité au Forum économique mondial.

On la retrouve aussi à l’ONU : ainsi le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) vantait en avril dernier la « sagesse » du chaman équatorien Ricardo Tsakimp, à qui l’agence onusienne avait d’ailleurs longuement donné la parole en 2022 pour mettre en exergue le rôle de sa « spiritualité ».

L’invocation des esprits, disions-nous en évoquant la « bénédiction » chamanique de Davos, ce n’est pas pour rire. On voit qu’elle se considère avec un même sérieux dans les hautes sphères russes que dans celles des instances mondialistes. Voilà qui devrait faire réfléchir.

 

Jeanne Smits