Le djihadisme permanent des Moros aux Philippines

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Un père et son fils s’apprêtent à évacuer la ville d’Esperanza (sud des Philippines) dans une zone attaquée par les rebelles des Combattants pour la liberté du Bangsamoro islamique (Biff), le 1er janvier 2016.

 
Les Philippines sont confrontées à une guérilla redoutable, notamment dans le sud du pays. Divers mouvements armés s’opposent à Manille, et sont soutenus par la population locale des Moros, minorité musulmane des Philippines. Cette lutte s’inscrit largement dans le djihadisme, la guerre « sainte » menée au nom de l’islam. Elle est aussi particulièrement populaire dans le monde musulman, puisqu’elle oppose des musulmans à des chrétiens ; telle est leur configuration préférée, beaucoup plus que celle des luttes entre musulmans, pourtant fort courantes, et non seulement entre chiites et sunnites, mais aussi entre islamistes sunnites eux-mêmes, comme c’est le cas en Syrie ou en Libye. La guérilla philippine est, au contraire, peu connue dans le monde non-musulman, et même oubliée.
 
Les Moros mènent pourtant cette lutte non depuis des décennies, mais depuis des siècles contre le pouvoir de Manille, perçu comme chrétien. Ce caractère profondément structurel, multiséculaire, du combat djihadiste des Moros invite à la plus grande prudence quant aux espoirs de paix plus ou moins régulièrement formulés dans les médias – pour ceux qui ne se désintéressent pas complètement du sujet.
 

Qui sont les Moros ?

 
Les Moros sont un peuple musulman du sud des Philippines. Ils occupent le sud-ouest de la grande île méridionale des Philippines, Mindanao, et l’archipel méridional des îles Sulu. Ces Moros ont été nommés ainsi par les Espagnols, colonisateurs des Philippines au XVIème siècle, par analogie avec les Moros –Maures en français – combattus en Espagne du VIIIème au XVème siècle, et en Afrique du Nord au XVIème siècle. Ils sont 5 à 6 millions aujourd’hui, clairement distincts des 95 millions de citoyens philippins, très majoritairement catholiques, avec souvent une foi vive. La conviction musulmane des Moros est tout aussi vive, avec une influence toujours plus nette du salafisme au sein de la population, bien au-delà donc du cadre des seuls combattants djihadistes.
 
Les Moros sont des populations apparentées aux Philippins, mais contrairement à eux, convertis donc à l’islam du XVème au XVIIème siècle, par l’intermédiaire du monde malais. Les autres Philippins sont alors tous animistes. Contrairement à la Malaisie ou à l’Indonésie, les Philippines n’ont pas connu des siècles de civilisations bouddhiste ou hindouiste qui, malgré leurs faiblesses, sont pourtant supérieures à la civilisation musulmane malaise. Des marchands malais musulmans peut-être, ou plus probablement des pirates djihadistes, basés au nord de l’actuelle Bornéo, ont initialement répandu la croyance de Mahomet. Ils ont très vite été relayés par le sultanat de Sulu, à l’extrême sud de l’Etat actuel des Philippines, frontalier de la Malaisie et de l’Indonésie.
 
Les Moros se rattachent plutôt à l’espace civilisationnel malais, avec pour langue littéraire le malais, et pour religion l’islam – et donc pour langue religieuse l’arabe. Les Moros n’ont pas d’unité linguistique, parlent à l’occasion plusieurs langues austronésiennes apparentées au philippin. Le malais appartient comme le philippin aux langues austronésiennes. C’est la langue officielle de la Malaisie, immédiatement voisine dans sa province nord-orientale de Bornéo des régions peuplées par les Moros. L’indonésien, version simplifiée et modernisée du malais, est la langue officielle de l’Indonésie ; langue militante des nationalistes indonésiens des années 1920-30, il est aujourd’hui compris et parlé dans toute l’Indonésie, au moins comme seconde langue.
 

Le djihad des Moros contre la colonisation espagnole des Philippines

 
Une des justifications de la colonisation espagnole, accomplie dans la deuxième moitié du XVIème siècle, a été de répandre l’évangile aux Philippines. Les Espagnols prennent possession de l’archipel, après la traversée du Pacifique en provenance du Mexique, en 1542. La conquête est consolidée, à peu près totalement, à l’exception du sud peuplé de Moros, après la campagne de 1564-1565. Les Philippines reçoivent à cette occasion leur nom définitif, en hommage au roi d’Espagne Philippe II (1556-1598).
 
Cette proposition de conversion au catholicisme s’effectue de manière infiniment plus efficace dans le cadre d’une structure politique étatique elle-même catholique, même si elle vient de la lointaine Espagne. Les hommes d’Etat espagnols ont beaucoup hésité à se lancer dans la colonisation des Philippines, car ces îles étaient à l’évidence bien loin, trop loin de Madrid, et absolument pas rentables pour l’Espagne. Mais le devoir du roi d’Espagne de répandre la foi catholique a primé sur des calculs économiques stricts ou prudentiels.
 
L’Espagne a lutté de façon constante durant trois siècles contre le djihadisme structurel des Moros. Les autorités de Manille leur ont toujours reconnu une large autonomie sur leurs terres effectives, sinon une indépendance de fait selon les périodes, mais aucun des nombreux accords de paix n’a jamais été durable. Les pirates djihadistes moros ont constamment attaqué les îles philippines voisines, chrétiennes et septentrionales, d’où des guerres défensives inévitables.
 

Le djihadisme des Moros contre les décennies d’occupation américaine

 
Plus tard, lors des décennies d’occupation par les Etats-Unis (1898-1946), successeurs des Espagnols, les Moros n’ont jamais non plus été totalement soumis. Ils ont mené une dure guérilla dans les années 1900 contre l’armée américaine, expérience oubliée depuis longtemps, mais qui gagnerait à être réétudiée par certains stratèges de Washington ; le péril djihadiste moro avait été contenu, au prix de massacres des combattants ennemis et de leurs familles – au moins par centaines, peut-être milliers. Certains chefs de clans avaient accepté d’être achetés. Les Moros sont en effet divisés en ethnies et clans antagonistes, leur faiblesse majeure, et les stratèges américains avaient su en user. Massacres de récalcitrants comme achats de personnes d’influence ne respectant guère les droits de l’homme sont aujourd’hui en principe impossibles aux Etats-Unis, d’où peut-être le peu d’études sur ce sujet, et l’absence de volonté de renouveler semblable opération.
 

Le djihad des Moros contre l’Etat philippin

 
L’Etat philippin, indépendant en 1946, après un intermède d’occupation japonaise en 1942-44 – ou 1941-1945 selon les régions –, a su contrôler son territoire, y compris le sud peuplé de Moros, jusque dans les années 1970.
 
Les Moros se rebellent alors. A l’époque, pratiquement toutes les analyses sont erronées, formulées en termes marxistes absurdes, ou en termes nationaux, ce qui est plus soutenable, mais discutable. Les Moros forment-ils un peuple distinct des Philippins ? En effet, ils ne parlent pas, du moins comme première langue, la langue nationale, le pilipino ou tagalog ; mais tel est le cas alors d’une grosse moitié de la population des Philippines ; mais les Moros s’en distinguent fondamentalement par l’islam.
 
Or, la religion – au sens sociologique – n’était pas du tout à la mode parmi les chercheurs dans les années 1970, étant considérée par le marxisme, ou même certaines écoles libérales, comme des survivances archaïques appelées à disparaître assez rapidement. Il n’en a rien été, sauf pour certaines populations autochtones en Europe, mais certainement pas aux Philippines.
 
La pratique islamique s’est fortifiée durant ces dernières décennies parmi les Moros, avec un accroissement de l’audience du fondamentalisme salafiste, grâce, comme partout ailleurs dans le monde, à des financements et prédicateurs provenant d’Arabie saoudite, alliée aux Etats-Unis. Ils ont su s’introduire sous des prétextes humanitaires. Ils n’ont pas vraiment œuvré à la paix, bien au contraire.
 

Les mouvements insurrectionnels et djihadistes des Moros

 
Les mouvements djihadistes n’ont parfois pas hésité à employer des termes gauchisants, ou anticolonialistes, pour populariser leur cause dans ces années 1970, en particulier au sein du premier mouvement qui émerge alors le Front Moro de Libération nationale – connu sous l’acronyme anglais d’usage international, MNLF – fondé en 1969. La lutte a alterné avec des phases de longues négociations. Le MNLF est réputé le moins inaccessible à la signature d’accords, dont le plus célèbre a été signé en 1996, sans pour autant mener à la paix.
 
Le MNLF n’est pas assez strictement islamique pour bien des militants moros, et sa phraséologie révolutionnaire internationale paraît incompatible avec la construction d’une société islamique. Aussi dès 1978 une scission fonde le Front Moro Islamique de libération – FMIL.
 
A son tour, le FMIL a été estimé trop modéré par le mouvement djihadiste Abou Sayyaf, fondé en 1991, par des étudiants revenus du Pakistan et d’Arabie saoudite. Le nom arabe Abou Sayyaf signifie « le père » (abou) « du sabreur » (sayyaf). Le sabre se retrouve sur le drapeau saoudien, clair indice d’une inspiration salafiste à l’évidence commune. Abou Sayyaf a acquis une célébrité mondiale en 2001-2004, suite au 11 septembre 2001, en incarnant le visage d’Al-Qaïda aux Philippines ; il a été combattu à ce titre par des commandos de l’armée américaine, en soutien de l’armée philippine, de 2001 à 2004. Les caméras sont parties, les conseillers militaires américains, du moins le plus grand nombre, aussi, mais Abou Sayyaf est demeuré, ainsi que sa capacité de nuisance. En août 2014, Abou Sayyaf, dirigé par Yasser Igasan, a même fait allégeance au califat, et a régulièrement depuis renouvelé son geste.
 
Ces trois mouvements, forts de plusieurs milliers de combattants chacun, mènent leur guérilla, avec des massacres réguliers de civils chrétiens, parfois de membres des forces de l’ordre ou des institutions nationales philippines. Ils commettent des attentats périodiques, meurtriers, des prises d’otages, grâce auxquelles ils se financent – ainsi que de multiples trafics illicites. Ils disposent de complicités évidentes dans les réseaux mafieux régionaux. La concurrence des trois mouvements pousse à la surenchère. Cette dernière est encore favorisée par la présence voisine d’une quatrième guérilla qui ravage encore Mindanao, bien qu’étant la plus faible militairement et d’inspiration radicalement différente : l’armée populaire communiste.
 
Les trois mouvements islamiques ont su survivre à de nombreuses défaites sur le terrain. Les accords de paix signés parfois par le MNLF et le FMIL n’ont jamais été respectés par eux.
 
Le problème des Moros ne semble donc pas devoir déboucher sur une solution militaire ou politique.
 

Un problème moro insoluble ?

 
Il existe des tentatives de solutions durables à la lutte armée djihadiste des Moros aux Philippines, des propositions étudiées. Quelles sont-elles, et pourquoi n’ont-elles pas abouti ?
 
Une séparation, solution a priori de bon sens, entre Moros et Philippins, paraît difficile. Le statut de la zone autonome des Moros, dite Bangsamoro, posera toujours problème à terme : Manille peut consentir à une autonomie, pas à une indépendance, ce à quoi aspireront toujours les Moros. Sur le plan de l’expansion territoriale, les Moros formulent aussi des revendications maximalistes sur tout Mindanao, alors que seul le sud-ouest de l’île est musulman. Abou Sayyaf se distingue en réclamant aussi Palawan, grande île occidentale aux communautés historiques moros très minoritaires. Des milices d’autodéfense chrétienne ont été organisées par les chrétiens locaux, majoritaires, et constamment attaqués par les Moros. Ces croisés, qui nous inspirent une vive sympathie, sont totalement méconnus. Ils ne sont pas du tout encouragés par les autorités de l’Eglise catholique, tant elles sont contraires à son utopie maçonnique de « dialogue avec l’Islam », à l’évidence impossible à Mindanao. Les sectes protestantes effectuent des percées, car elles combattent, elles, effectivement l’islam, y compris en dénonçant son imposture de fausse religion, contrairement à bien des dirigeants catholiques d’aujourd’hui.
 
La sécession de la région des Moros, même d’étendue réduite, serait d’autant plus difficile à admettre pour Manille dans le contexte géopolitique actuel. Il existe une crainte permanente d’explosion de tentations sécessionnistes sur d’autres îles à individualité bien marquée, et précisément à Palawan, très proche de la zone maritime exclusive revendiquée plus que jamais depuis une décennie par la Chine, en Mer de Chine méridionale, à l’ouest des Philippines. Tout recul significatif du gouvernement, que ce soit en termes d’autonomie élargie ou même d’indépendance de la région Bangsamoro, serait perçu comme un signe de faiblesse face aux adversaires régionaux, en particulier donc la Chine, qui a déjà annexé plusieurs îlots revendiqués par les Philippines en Mer de Chine méridionale. Quant à la région des Moros, elle risquerait de basculer dans la sphère d’influence de la Malaisie ou de l’Indonésie, qui soutiennent, certes par éclipses, la guérilla des Moros, par solidarité panislamique et ambitions régionales. L’Etat philippin ne peut donc pas reculer et abandonner la région, car ce retrait favoriserait l’avancée de ses adversaires régionaux.
 

Octave Thibault