Bien plus encore dans les pays Anglo-saxons (et particulièrement aux Etats-Unis) qu’en France, un mouvement d’abandon de l’Eglise catholique ou de néo-sédévacantisme progresse, certains intellectuels catholiques allant jusqu’à dire que le pape François ayant perdu son pontificat en énonçant des hérésies, ou n’ayant jamais été validement pape du fait d’une renonciation supposée non conforme de Benoît XVI, le catholique serait tenu de ne plus le considérer comme tel. Pour nombre de ces catholiques d’outre-Atlantique, on peut penser que cette position est le résultat d’un double choc : découverte de la liturgie traditionnelle et des problèmes posés par Vatican II, et constat des déclarations et actes contestables, au vu de la doctrine constante de l’Eglise, du pape François. Le sédévacantisme semble être dès lors la solution évidente (pour ne pas dire la solution de facilité)… Mais c’est une « impasse » et elle constitue un danger pour les âmes, assure Mgr Athanasius Schneider, évêque auxiliaire d’Astana.
Cela n’empêche pas le devoir de rappeler l’intégralité de la doctrine de l’Eglise.
Il vient de livrer une longue réflexion à ce sujet à LifeSiteNews, dont je vous propose ci-dessous ma traduction intégrale. Certains intertitres ont été ajoutés par nos soins. – J.S.
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Mgr Athanasius Schneider : pourquoi le pape François est sûrement le pape
Pour trancher la question cruciale de la validité du pontificat du pape François, le principe directeur le plus sûr reste la pratique qui a prévalu dans l’histoire de l’Eglise et qui a permis de résoudre les cas de renonciations ou d’élections pontificales présumées invalides. Le sensus perennis ecclesiae s’est manifesté à travers cette pratique prévalente.
L’application ad litteram (à la lettre) du principe de légalité ou celle du positivisme juridique ne furent pas considérées comme un principe absolu dans la grande pratique de l’Eglise, puisque la réglementation de l’élection papale est seulement une loi humaine (positive), et non pas une loi divine (révélée).
La loi humaine qui régit l’accession à la charge pontificale ou la révocation de la charge pontificale doit être subordonnée au plus grand bien de l’Eglise tout entière : en l’occurrence, il s’agit de l’existence réelle du chef visible de l’Eglise et de la certitude quant à cette existence pour l’ensemble du corps de l’Eglise, clergé et fidèles.
Cette existence visible du chef et la certitude de cette existence sont exigées par la nature même de l’Eglise. L’Eglise universelle ne peut exister très longtemps sans un Pasteur suprême visible, sans le successeur de Pierre, puisque l’activité vitale de l’Eglise universelle dépend de son chef visible, comme par exemple la nomination des évêques diocésains et des cardinaux, nominations qui requièrent l’existence d’un pape valide. A son tour, le bien spirituel des fidèles dépend de la nomination valide d’un évêque, puisque dans le cas d’une nomination épiscopale invalide (en raison d’un pape invalide), les prêtres n’auraient pas de juridiction pastorale (par exemple pour entendre les confessions ou pour assister aux mariages).
Les dispenses et indulgences que seul le Pontife romain accorde, toutes destinées au bien spirituel et au salut éternel des âmes, dépendent également de cette existence et de cette certitude. L’application en l’espèce du principe de la suppléance de juridiction en l’espèce porterait atteinte à la caractéristique de la visibilité de l’Eglise ; elle correspondrait fondamentalement à la position de la théorie sédévacantiste.
Le sédévacantisme : « en dernière analyse une sorte de phénomène sectaire »
L’acceptation de la possibilité d’une vacance prolongée du Saint-Siège (sedisvacantia papalis) conduit facilement à l’esprit de sédévacantisme, qui constitue en dernière analyse une sorte de phénomène sectaire et quasi-hérétique apparu au cours des soixante dernières années en raison des problèmes liés à Vatican II et aux papes conciliaires et postconciliaires.
L’Eglise apporte un remède pour les élections controversées
Le bien spirituel et le salut éternel des fidèles est la loi suprême du système normatif de l’Eglise. C’est pour cette raison qu’existe le principe du supplet ecclesia (« l’Eglise supplée ») ou de la sanatio in radice (« convalidation radicale »), c’est-à-dire que l’Eglise complémente ce qui était contraire au droit positif humain, dans le cas des sacrements, qui exigent des facultés juridictionnelles, par exemple la confession, le mariage, la confirmation, les charges des intentions des messes.
Guidé par ce principe authentiquement pastoral, l’instinct de l’Eglise a également appliqué le principe du supplet ecclesia ou de la sanatio in radice aux cas de doute sur une renonciation ou une élection pontificale. Concrètement, la sanatio in radice d’une élection pontificale invalide s’est exprimée à travers l’acceptation pacifique et moralement universelle du nouveau Pontife par l’épiscopat et par le peuple catholique, et par le fait que ce Pontife élu, supposément invalide, a été nommé dans le Canon de la Messe par la quasi-totalité du clergé catholique.
Des papes valides élus à l’occasion d’une élection apparemment invalide
L’histoire de l’Eglise constitue en la matière une source d’enseignement très sûre. La plus longue vacance du Siège apostolique a duré deux ans et neuf mois (du 29 novembre 1268 au 1er septembre 1271). C’est aussi l’époque où vécut saint Thomas d’Aquin. Le pape Grégoire VI est devenu pape en achetant la papauté à son prédécesseur Benoît IX en 1045 moyennant une forte somme d’argent. Cependant, l’Eglise romaine a toujours considéré Grégoire VI comme un pape valide, et même Hildebrand, qui devint plus tard le pape saint Grégoire VII, considérait Grégoire VI comme un pape légitime, en dépit de la manière illégitime par laquelle celui-ci était devenu pape.
Le pape Urbain VI fut élu sous la très forte pression et les menaces du peuple de Rome. Certains cardinaux électeurs avaient même craint pour leur vie. Telle était l’atmosphère de l’élection d’Urbain VI en 1378. Lors du couronnement du nouveau pape, tous les cardinaux électeurs lui rendirent hommage et le reconnurent comme pape au cours des premiers mois de son pontificat. Cependant, après quelques mois, certains cardinaux, en particulier les cardinaux français, ont commencé à douter de la validité de l’élection en raison de la situation menaçante qui l’avait entourée et de la pression morale qu’ils avaient subie au cours de l’élection. C’est pourquoi ces cardinaux ont élu un nouveau pape, Clément VII, un Français qui a choisi Avignon comme résidence. Lui et ses successeurs ont toujours été considérés par l’Eglise romaine comme des antipapes (voir les éditions de l’Annuario Pontificio). C’est ainsi que commença l’une des crises les plus désastreuses de l’histoire de l’Eglise, le Grand Schisme d’Occident, qui dura près de quarante ans, déchirant l’unité de l’Eglise et portant un si grand préjudice au bien spirituel des âmes.
L’Eglise romaine a toujours reconnu Urbain VI comme un pape valide, malgré les facteurs probablement invalidants de son élection. Le fait que même des saints comme saint Vincent Ferrier aient reconnu pendant un temps l’antipape Clément VII comme seul pape valide n’est pas un argument convaincant, car les saints ne sont pas infaillibles dans toutes leurs opinions. Le même saint Vincent Ferrier a ensuite rejeté l’antipape d’Avignon Clément VII et a reconnu le pape de Rome.
La réfutation du sédévacantisme par la pratique constante de l’Eglise
Le pape saint Célestin V a renoncé à sa charge sous la pression et les insinuations du puissant cardinal Benedetto Gaetani, qui lui succéda sous le nom de Boniface VIII en 1294. En raison de ces circonstances, une partie des fidèles et du clergé de l’époque n’a jamais reconnu Boniface VIII comme pape valide. Cependant, l’Eglise romaine a considéré que Boniface VIII était un pape légitime, car l’acceptation de Boniface VIII par l’écrasante majorité de l’épiscopat et des fidèles a guéri « à la racine » les éventuelles circonstances invalidantes de la renonciation de Célestin V et de l’élection de Boniface VIII.
L’explication ci-après du professeur Roberto de Mattei démontre de manière convaincante l’incohérence des théories de l’invalidité du pontificat du pape François :
Peu a importé le fait que Monseigneur Georg Gänswein, dans une déclaration à LifeSiteNews le 14 février 2019, ait réaffirmé la validité de la renonciation de Benoît XVI à l’office pétrinien, en déclarant qu’« il n’y a qu’un seul pape légitimement élu – et c’est François ». L’idée d’une éventuelle redéfinition du ministère papal avait déjà été lancée.
Certains affirment que l’intention du pape Benoît était de conserver le pontificat, en supposant que la fonction puisse se scinder en deux, mais il s’agit là d’une erreur substantielle, car la nature monarchique et unitaire du pontificat est de droit divin.
Dieu seul juge les intentions alors que le droit canonique se limite à évaluer le comportement extérieur des baptisés. « Une phrase bien connue du droit canonique… affirme que De internis non iudicat praetor : un juge ne juge pas les choses intérieures », écrit De Mattei.
Si le pape Benoît était le seul pape valide et légitime, que se serait-il passé après sa mort ? De Mattei écrit : « Le paradoxe est que les sophismes juridiques sont utilisés pour prouver l’invalidité de la renonciation de Benoît, mais ensuite pour résoudre le problème de la succession de Benoît ou de François, des solutions extra-canoniques devraient être utilisées » (cf. Les inconnues de la fin d’un pontificat ; initialement dans Corrispondenza Romana, juillet 2020).
Pourquoi la théorie de l’invalidité du pontificat de François est une impasse
L’hypothèse de l’invalidité de la renonciation de Benoît XVI, et donc de l’invalidité du pontificat de François, est en fait une impasse, un cul-de-sac. Pendant onze ans, le Siège apostolique aurait été vacant de facto, puisque Benoît XVI n’a fait aucun acte de gouvernement, aucune nomination épiscopale ou cardinalice, aucun acte de dispense, d’indulgences, etc. De ce fait, l’Eglise universelle serait paralysée dans sa dimension visible. Une telle hypothèse équivaudrait en pratique à la position du sédévacantisme.
Depuis onze ans, toutes les nominations de nonces apostoliques, d’évêques diocésains et de cardinaux, toutes les dispenses pontificales et toutes les indulgences accordées et utilisées par les fidèles auraient été nulles et non avenues et auraient entraîné des conséquences néfastes pour le bien spirituel des âmes (évêques illégitimes, juridictions épiscopales invalides, etc.). Tous les cardinaux nommés par le pape François seraient invalides, c’est-à-dire qu’ils ne seraient pas cardinaux, et cela s’appliquerait à la majeure partie du collège cardinalice actuel.
Envisageons cette situation purement hypothétique : si Benoît XVI avait été un pape extrêmement libéral et quasiment hérétique et qu’il avait renoncé [au pontificat] en 2013 dans des circonstances semblables à celles qui se sont produites en 2013 (présentant donc des éléments possibles d’invalidité), et si un nouveau pape à l’esprit absolument traditionnel avait ensuite été élu, et si ce nouveau pape – dont on pourrait présumer l’élection invalide en raison de la renonciation invalide de son prédécesseur libéral et de la violation de certaines normes du conclave – avait commencé à réformer l’Eglise au sens catholique véritable du terme : en nommant de bons évêques et de bons cardinaux, en prononçant des professions de foi ou des déclarations ex cathedra pour défendre la foi catholique contre les erreurs actuelles au sein de l’Eglise, aucun bon cardinal, évêque ou catholique [laïque] ne considérerait dès lors ce nouveau pape, à 100 % catholique, comme un pape illégitime, ni ne demanderait sa renonciation et le retour de l’ancien pontife libéral à la tête de l’Eglise.
Athanasius Schneider : le sédévacantisme est une « impasse »
Autre situation hypothétique : si tous les cardinaux nommés par Jean-Paul II et Benoît XVI venaient à mourir, le Collège des cardinaux serait composé uniquement de cardinaux nommés par le pape François. Mais selon la théorie du pontificat invalide de François, ils seraient tous des non-cardinaux, et il n’y aurait donc plus de Collège des cardinaux. Il s’ensuivrait qu’il n’y aurait pas d’électeurs valides pouvant procéder à une nouvelle élection pontificale. La loi qui dispose que les cardinaux sont les seuls électeurs valables du pape est en vigueur depuis le XIe siècle et a été entérinée par les pontifes romains. Par conséquent, seul un pontife romain est compétent pour modifier la loi relative à l’élection pontificale et pour entériner une règle qui autoriserait des électeurs qui ne sont pas des cardinaux. Hypothétiquement, si l’on suit la théorie du pontificat invalide de François, lorsque tous les cardinaux nommés avant l’élection du pape François seraient décédés, il ne serait pas possible d’élire valablement un nouveau pontife. L’Eglise serait dans une impasse, un cul-de-sac.
L’hypothèse selon laquelle Benoît XVI était le seul pape valide et que, par conséquent, le pape François est un pape invalide, contredit non seulement la pratique éprouvée et raisonnable de la grande tradition de l’Eglise, mais aussi le simple bon sens. De plus, dans ce cas, on absolutise l’aspect légal, c’est-à-dire, dans notre cas, les normes humaines de la renonciation et de l’élection pontificale, au détriment du bien des âmes, puisqu’on introduit une incertitude sur la validité des actes de gouvernement de l’Eglise, ce qui porte atteinte à la nature visible de l’Eglise. En outre, on s’approche de la mentalité du sédévacantisme. La voie plus sûre (via tutior) et l’exemple de la pratique constante de la grande tradition de l’Eglise doivent être suivis également dans le cas présent.
De la réfutation du sédévacantisme au devoir de prier pour le pape
La bonne façon de réagir au comportement déroutant du pape François est de lui adresser publiquement des remontrances sur ses erreurs. Cela dit, il faut le faire avec tout le respect qui lui est dû. Ensuite, il faut faire une profession de foi en précisant les vérités que le pape François a contredites ou sapées par ses ambiguïtés. Ensuite, il faut faire des actes de réparation. Il faut aussi demander à Dieu la grâce de la conversion du pape François et l’intervention divine pour résoudre cette crise sans précédent. Il n’en reste pas moins que le pape François est certainement le pape valide.
Notre Seigneur Jésus-Christ tient le gouvernail de la barque de l’Eglise dans ses mains, même au plus fort des pires tempêtes, au nombre desquelles pourrait figurer le pontificat d’un pape doctrinalement ambigu. Ces tempêtes sont toutefois relativement courtes, comparées à d’autres grandes crises survenues au cours des deux mille ans d’existence de l’Eglise militante.
Au milieu de la confusion et de la tempête dans la vie de l’Eglise de notre temps, Notre Seigneur se lèvera et menacera les vents et la mer (voir Mt. 8:24), et un temps de calme, de sécurité doctrinale, de sacralité liturgique et de sainteté des prêtres, des évêques et des papes sera accordé. Dans une situation qui, à vue humaine, semble sans issue, nous devons renouveler notre foi inébranlable en la vérité divine affirmant que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre l’Eglise catholique.
+ Athanasius Schneider, évêque auxiliaire de l’archidiocèse de Sainte-Marie in Astana