“Cinquante nuances de Grey”, porno féminin, banalise les déviances sexuelles

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Vous avez forcément entendu parler de Cinquante nuances de Grey, best seller du porno féminin. En ville, vous avez vu des « ménagères de moins de 50 ans » lisant sans gêne apparente, dans le bus ou dans le métro, ce ramassis de scènes pornographiques, exaltation du sadomasochisme à l’usage de lectrices d’Arlequin. Les trois livres de la trilogie d’E.L. James trônent en tête de gondole dans les supermarchés de province. Ils se vendent comme des petits pains : près de 2 millions d’exemplaires écoulés pour la seule année 2013 en France. Dans le monde, près de 100 millions ont été vendus depuis 2012. A l’approche de la sortie du film – c’est pour la Saint-Valentin, en 2015 – la mise en ligne de la première bande-annonce – « sulfureuse » – ranime l’intérêt de l’affaire. Derrière l’opération commerciale se dessine une entreprise de propagande : c’est la normalisation délibérée des déviances sexuelles à l’usage de Madame Toutlemonde.

S’il ne s’agissait que d’une opération lucrative rondement menée, on pourrait passer son chemin. Mais cette trilogie agit à la fois comme révélateur et comme donneur de ton. Les trois livres de la série peuvent être rangés dans la catégorie de porno féminin en ce qu’ils normalisent volontairement l’« amour » sans amour. Ils abîment en profondeur l’image de la femme, faisant du prédateur sexuel un modèle de romantisme. C’est vrai depuis Don Juan, direz-vous. Mais ici il n’est pas seulement question d’appétits disproportionnés : au bout du compte, devant le jeune et séduisant Christian Grey, les lectrices se laissent prendre, rêvent d’être Anastasia Steele et s’imaginent volontiers, soumises comme elle, dans les bras du pervers.
Cela n’aurait-il donc aucune conséquence pour la vie de tous les jours ? Pour l’image que l’on se fait aujourd’hui d’une relation sexuelle désirable ? Bien sûr que si. Et comme les Américains sont férus de statistiques, ils ont consacré au sujet une étude universitaire, qui le démontre, en soulignant que les femmes jeunes sont particulièrement vulnérables. La question qui se pose alors est de savoir si Cinquante nuances de Grey est le reflet d’une nouvelle réalité, ou si le roman est en train de la façonner.
 

La mode du “porno-chic”

 
Les deux réponses sont probablement vraies : la série est arrivée sur un terreau bien préparé par des décennies de « porno-chic » et de prétendue « libération sexuelle » : cette culture de mort qui dispose à la fois du pouvoir et de l’argent. Et quelle que soit la réponse, c’est bien une tendance culturelle lourde qui se manifeste dans ce succès de vente. Il le faut bien pour qu’autant d’acheteurs, ou plutôt d’acheteuses – 80% des lecteurs de Cinquante nuances sont des lectrices – se jettent sur une telle production.
On peine à comprendre. La critique est quasi unanime pour se gausser des défauts littéraires de cette « production » écrite intégralement au présent, truffée de clichés, de grossièretés et de niaiseries. Selon ses dires, à longueur de pages, les scènes se suivent et se répètent, mettant en scène un millionnaire fils de prostituée, adepte de la domination sexuelle, et une sainte-nitouche étudiante en littérature prête à accepter n’importe quelle soumission par amour (les dollars aident un peu) ou plutôt par fascination physique.
Mais il faut noter aussi que bien des critiques dénoncent les « scènes érotiques » – comme ils disent – de Cinquante nuances comme banales et sans originalité. Comme si le problème était là.
 

Le succès de la médiocrité

 
C’est curieux, d’ailleurs, comme les grands succès de librairie de ces dernières décennies ont en commun une écriture sans talent et affreusement facile, oscillant entre le médiocre et le sentencieux, la superficialité et le ridicule. Si la série des Harry Potter arrive à briller – un peu – par le vocabulaire, avaler ses centaines de pages n’exige strictement aucun effort intellectuel. Les pavés de Dan Brown remplissent les poches des éditeurs en proposant à leurs lecteurs une prose emphatique digne de dépliants touristiques, entrecoupée d’analogies incohérentes et de navrantes banalités. Mais ça marche. Il faut préciser que, dans le cas de Dan Brown et de E.L. James, les traducteurs français ont fait un important travail de réécriture pour chasser les scories les plus visibles.
Autant l’avouer tout de suite, je n’ai pas lu Cinquante nuances de Grey, ni les deux tomes de la trilogie qui lui font suite. Ces livres sont de l’ordre du poison : la synopsis et quelques extraits suffisent pour comprendre l’ampleur de leur contenu « sexuellement explicite », où la violence et le mal volontairement infligé s’ajoutent aux dommages de la pornographie. La dimension démoniaque du sadomasochisme affleure, renversement infernal de l’amour conjugal chrétien. Tout comme Harry Potter et les écrits de Dan Brown, l’inspiration diabolique de Cinquante nuances de Grey ne peut faire de doute pour ceux qui ont entendu le second commandement, qui nous intime, avec la grâce, l’amour surnaturel de notre prochain : « Tu aimeras ton prochain comme toi même ». Contrairement à la violence « propre » – celle des westerns, des bons polars – où demeure une distance entre le lecteur ou le spectateur et l’œuvre, la pornographie provoque au moyen de l’excitation une forme d’identification qui le rend acteur de la scène. Elle salit, elle souille et laisse des traces. Associée à la violence perverse, elle crée des liens mentaux entre la notion de plaisir sexuel, affichée comme une fin en soi qui exige toujours plus d’expériences, et celle de la souffrance délibérément infligée ou recherchée.
Une seule réaction est donc possible face à ces livres dégradants, si on les trouve chez soi : les jeter. Il y a des autodafés qui n’ont rien à voir avec la haine de la liberté ou de la culture. Mieux vaut brûler des livres que de laisser chacun s’y brûler. Cinquante nuances de Grey a propulsé la pornographie perverse dans les sacs à main de Madame Tout-le-monde, là est sa nocivité spécifique et son infernal succès.
 

Adultes consentants aux déviances sexuelles

 
Ce succès est-il le signe que les femmes d’aujourd’hui – les femmes « libérées », les femmes de l’ère de la pilule avec sa sexualité sans risques et sans conséquences – sont toutes avides de « BDSM », de « bondage », de domination et de sadomasochisme ? Pas forcément. Mais il est la conséquence logique de la dissociation culturelle entre la sexualité et sa finalité. Près de cinquante ans après Mai 68, le lien entre sexe et procréation n’est plus qu’un lointain souvenir, mais la dimension « unitive » des relations physiques est niée tout autant. Elles ont été ravalées au rang d’activité récréative, ou chacun cherche son plaisir, et basta. Tout ce qui se passe entre adultes consentants est acceptable.
C’est l’idée qui traverse Cinquante nuances de Grey : les pratiques les plus déviantes et les plus extrêmes ne sont pas condamnables tant qu’elles répondent à la recherche du plaisir de la part des protagonistes. Là où la sexualité est dissociée de la personne, incapable donc d’apporter une satisfaction véritablement humaine, c’est-à-dire ordonnée au bien, la dérive vers le bizarre devient « normale ». La trilogie promeut ces pratiques par le simple fait d’aligner les scènes explicites, quelles que soient les éventuelles hésitations et les occasionnels refus de l’« héroïne »-victime.
Le plus curieux, c’est que personne n’y trouve rien à redire, pas même les féministes professionnelles qui s’accommodent de cette glorification d’une « soumission » de type esclavagiste. Christian Grey peut frapper Anastasia Steele, lui faire mal, la faire souffrir, la contrôler, la faire suivre, surveiller ses faits et gestes, la forcer à manger ou ne pas manger, l’empêcher de voir ses amis, l’humilier, tout cela est finalement divertissant, amusant, « glamour ». Sauf que c’est l’exact comportement des hommes engagés dans des relations abusives, tout ce que les féministes prétendent avoir combattu tout au long du XXe siècle et qu’en réalité elles ont promu. Il est symptomatique que le Planning familial aux Etats-Unis fasse aujourd’hui la publicité des pratiques BDSM auprès des adolescentes qui viennent demander conseil pour leur vie amoureuse.
 

Les effets de cinquante nuances de Grey sur le comportement

 
Et ça marche. Selon l’étude de l’université de l’Etat du Michigan évoquée au début de cet article, les jeunes femmes qui lisent Cinquante nuances de Grey ont plus de risques d’avoir un partenaire violent ou de présenter des troubles alimentaires. La lecture est également associée à des comportements dangereux comme les beuveries compulsives, le « sexe sans protection » et les autres risques associés aux « relations abusives ». Anastasia, soumise aux stratégies de contrôle très classiques utilisées par Grey, ainsi que le souligne l’étude, subit une modification de caractère que l’on voit communément chez les femmes prisonnières d’une relation malsaine : son identité change et la laisse soumise à la peur et au sentiment d’impuissance. Le problème ne vient pas de la description psychologique de la situation, mais de ce que celle-ci est dépeinte comme romantique et donc désirable.
Le Dr Amy Bonomi, auteur de l’étude, précise que celle-ci ne permet pas de déterminer si les femmes séduites par Cinquante nuances de Grey ont tendance à présenter ce type de symptômes avant d’avoir lu les livres, ou après, mais elle affirme que les comportements à risque peuvent en tout état de cause être renforcés par la lecture, en aggravant les traumatismes correspondants.
Sur les 650 femmes de 18 à 24 ans interrogées au cours de l’étude, celles qui avaient lu le premier tome de la trilogie présentent ainsi 25% de risque supplémentaire d’avoir un partenaire qui leur crie dessus ou les insulte, 35% de risque supplémentaire de se faire suivre par lui, et plus de 75% de risque supplémentaire d’avoir utilisé des aides au régime amaigrissant ou d’avoir jeûné pendant plus d’une journée.
Chez celles qui avaient lu l’ensemble de la trilogie le risque supplémentaire de beuverie compulsive (le binge drinking défini par l’absorption de cinq verres d’alcool plus de six fois par mois) monte à 65%, et elles ont 63% de risques supplémentaires d’avoir eu cinq partenaires sexuels ou davantage, dont un au moins ayant pratiqué la sodomie.
 

Le porno féminin, aboutissement de Mai 68

 
Humanae vitae avait prévenu : la possibilité de rendre la femme commodément stérile par la contraception allait déresponsabiliser les hommes et permettre qu’elle devienne d’abord un objet sexuel. C’est en tant qu’objet sexuel que la femme est mise en scène par Cinquante nuances. Soumise et consentante, fascinée et accro, Anastasia qui se plaint de ne pas être aimée se dit qu’ils « auront toujours ça » : le plaisir charnel. Tragique illusion – construire une relation sur le seul plaisir physique, comme tout y encourage aujourd’hui, c’est se condamner à une souffrance durable. La trilogie décrit exactement l’esclavage du péché, et l’exalte. Bientôt sur tous nos écrans !

• Le texte complet de l’étude publié par le Women’s Health Journal