Crash aérien : la Russie menace économiquement la Turquie, la tension syrienne augmente… au profit des États-Unis ?

Crash aérien Russie Turquie États-Unis
Un sukhoi SU-34 de l’armée russe en démonstration.

 
Deux jours après le crash aérien du Sukhoï 24 russe, abattu par l’aviation turque à la frontière syrienne dans de douteuses conditions, la Russie a annoncé, jeudi, préparer des mesures de rétorsion économique contre Ankara. Elle a également mis en doute la sincérité de l’engagement de la Turquie contre l’EI… Erdogan refuse de s’excuser et se justifie en tout. L’incident pourrait affecter la grande coalition rêvée par Hollande – au bénéfice des États-Unis ? Il faut bien que le bras de fer sur la question Assad penche d’un côté…
 

Menace économique : des milliards de dollars en jeu

 
Ce ne sera donc pas l’escalade militaire mais des représailles économiques. Moscou a averti, jeudi, que des projets conjoints pourraient être suspendus, les droits de douanes augmentés, les liaisons aériennes restreintes. Les contrôles sur les produits agricoles et alimentaires importés de Turquie ont été renforcés, entraînant retards et blocages. Le ministère des Affaires étrangères a appelé ses ressortissants se trouvant en Turquie à revenir au pays. Et 39 hommes d’affaires turcs ont été, d’ores et déjà, expulsés de Russie…
 
La coopération militaire a été suspendue ainsi que le partage d’informations sur les raids aériens en Syrie. A priori, Moscou n’ira pas jusqu’à couper l’approvisionnement en gaz d’Ankara – c’est son 2ème plus gros client après l’Allemagne. Mais les nouvelles décisions risquent néanmoins de remettre en cause la construction en cours de la première centrale nucléaire turque à Akkuyu (sud) et d’enterrer le projet de gazoduc TurkStream.
 
A Moscou et à Saint-Pétersbourg, les Russes s’en sont pris à l’ambassade et au consulat – jets de pierres et d’œufs. Ankara a aussitôt convoqué l’ambassadeur russe pour dénoncer ces violences contre leurs représentations diplomatiques…
 

Crash aérien : pas d’apaisement entre la Russie et la Turquie

 
Aucun apaisement en vue. Les deux partis campent sur leur version diamétralement opposée. L’avion a-t-il été vraiment averti à plusieurs reprises, comme l’allègue Ankara ? Quel territoire survolait-il ? Le premier pilote a été visé et tué par balles rebelles lors de sa descente en parachute et le second a dû être récupéré manu militari par les forces spéciales russes secondées par des soldats syriens – ils ne sont, en tout cas, pas tombés en Turquie.
 
Pays qui, de son côté, comme le rappelle le géopoliticien Frédéric Pichon, « a violé 1306 fois l’espace aérien grec entre janvier et août 2015, dont 28 vols au-dessus du territoire grec »… La permission de tirer n’est jamais donnée à la légère – Poutine a parlé d’« un coup de poignard dans le dos ».
 

« Nous sommes des gens d’honneur » Erdogan

 
Le président turc Erdogan refuse toujours de présenter quelque excuse que ce soit, face à « ce viol de notre espace aérien » et déplore que son homologue russe ne daigne même pas lui répondre au téléphone. En réponse à Poutine qui, jeudi, a clairement accusé la Turquie d’avoir partie liée avec l’EI, en couvrant les trafics de pétrole, d’êtres humains, de drogue, d’œuvres d’art et d’armes, il a réitéré son engagement incontesté et incontestable contre les djihadistes…
 
« Ceux qui nous accusent d’acheter du pétrole à Daech ont l’obligation de prouver leurs allégations. Sinon, vous êtes des calomniateurs » !
 
Troublante coïncidence : ce même jeudi au soir, deux dirigeants du journal d’opposition turc Cumhuriyet ont été écroués par une cour pénale d’Istanbul : il sont accusés d’espionnage et de divulgation de secrets d’État pour avoir publié en mai un article sur de possibles livraisons d’armes par les services secrets turcs (MIT) à des islamistes en Syrie… Erdogan avait personnellement porté plainte contre le directeur – qui avait reçu la semaine dernière à Strasbourg le prix pour la liberté de la presse de RSF (Reporters sans frontières)! Pas de commentaire.
 

Un trouble jeu des États-Unis ?

 

« Nous avons l’impression que les dirigeants turcs conduisent sciemment les relations russo-turques dans l’impasse », a fustigé Vladimir Poutine qui a précisé jeudi que la Russie avait informé les États-Unis du lieu et du moment du passage de son avion, et estimé que la Turquie ne pouvait ignorer sa nationalité…
 
Ce clash diplomatique tombe mal pour la coalition antidjihadiste agrandie que s’escrimait à faire naître Hollande. Ou bien a-t-il été sciemment « permis », comme certains l’ont dénoncé… Les États-Unis n’ont guère fait de déclarations et d’aucuns persiflent leur trouble jeu dans l’affaire.
 
La réunion de Vienne du 14 novembre a confirmé, en tous les cas, la persistance du bras de fer. Poutine, comme l’Iran, ne veut pas céder sur Assad. Les États-Unis et l’Europe non plus, encore moins la Turquie, ravie de voir dégager son adversaire de toujours. Une seule certitude : l’absence de toute coopération à l’horizon.
 

Renforcement militaire bilatéral

 
Complices ou pas, les Américains profiteraient aisément de cet incident aérien – le plus grave jamais survenu entre la Russie et un pays membre de l’OTAN – pour signifier à la Russie qu’elle joue seule.
 
Militairement pourtant, c’est bien Poutine qui mène la danse, on le voit aisément avec la guerre des chiffres que se livrent les chefs des deux coalitions. The Washington Post rapporte qu’en l’espace de deux jours, cette semaine, les États-Unis se sont vantés de « 23 frappes en Syrie » et que sitôt la Russie a affirmé y avoir frappé « 472 cibles terroristes »…
 
De plus, Moscou a annoncé jeudi avoir déployé son système de défense antiaérienne S-400 – missiles dernier cri – sur sa base aérienne de Hmeimim, dans le nord-ouest de la Syrie, près de Lattaquié. Ce qui soulève « de sérieuses inquiétudes » chez les militaires américains qui y voient, plus qu’une mesure de protection, « une menace significative pour tout le monde ». De leur côté, ils ont envoyé une cinquantaine de nouveaux formateurs à Kobané, dans le nord de la Syrie, pour entraîner et assister des combattants kurdes en vue d’offensives contre les villes de Jarablus et Raqa détenues par l’EI.
 

Clémentine Jallais