Alexandre Douguine, philosophe gnostique et penseur de l’eurasisme en Russie, publiait le 9 mai sur voxnr.fr un court texte sous le titre : « L’attitude eurasiste envers la religion », sur le site des « résistants au nouvel ordre mondial » dont la première page affiche les portraits de Vladimir Poutine, Alexandre Loukachenko, Bachar el-Assad et Hugo Chavez. Et malgré les apparences, c’est un texte important pour comprendre les enjeux actuels.
Constatons d’emblée que le site voxnr est un média où la mouvance païenne se retrouve autour de ce slogan : « Au-delà de la droite et de la gauche… le Peuple. » Il se veut « le site de référence de toutes les composantes nationalistes révolutionnaires et radicales francophones » et à ce titre fait voisiner des éditoriaux et des actualités avec des textes d’auteurs allant d’Alain de Benoist à Domique Venner en passant par Drieu La Rochelle, Guillaume Faye et même (de manière plus indirecte) Maurras et Barrès, et bien sûr, le plus cité : Douguine dont on retrouve la trace dans de nombreux mouvements « populistes » et « anti-mondialistes » à travers le monde.
Mais si le site apparaît comme idéologiquement marginal, il traduit bien en paroles la fascination pour la Russie et ses dirigeants, devenue aujourd’hui monnaie courante dans bien des milieux de la droite attachée aux valeurs traditionnelles et hostile au mondialisme. Souverainistes, identitaires, anti-immigrationnistes, mais aussi des catholiques traditionnels se retrouvent objectivement autour de la justification de Poutine perçu comme le rempart contre l’« atlantisme » – et les plus religieux voient même en lui un rempart de la chrétienté.
La spiritualité gnostique rejette le vrai Dieu
Le texte d’Alexandre Douguine – tout comme son intervention lors du colloque « L’Occident contre l’Europe » en 2017 – sur voxnr révèle tout autre chose : un relativisme assumé, une approche gnostique. On objectera que cela n’a guère de signification, puisque Douguine n’est pas le « cerveau de Poutine » comme certains l’imaginent. Mais c’est méconnaître le fait que Douguine est et demeure bien en cour en Russie où il serait impensable qu’il déploie sa réflexion et son influence s’il n’avait au moins une forme d’aval de la part du pouvoir. Et de plus en plus, il apparaît lors d’événements fréquentés par des figures clefs du régime ; ainsi en est-il du Mouvement international russophile lancé en présence de Douguine et gratifié d’un message de Poutine.
D’ailleurs tant l’« eurasisme » que la « multipolarité » sont des concepts chers à Poutine comme à Douguine, recouvrant sensiblement les mêmes approches.
« L’attitude eurasiste envers la religion » est avant tout, sous la plume de Douguine, une exaltation de la religion et surtout de la spiritualité. Mais de n’importe quelle religion, pourvu qu’elle soit « traditionnelle », face aux « atlantistes » qui « refusent par principe de voir autre chose que l’éphémère, le temporaire, le présent. Pour eux il n’y a essentiellement ni passé ni futur ».
Mais en quoi croit la « philosophie de l’eurasisme » ? Pas d’abord en Dieu, s’il faut en croire Douguine : elle « combine une foi profonde et sincère dans le passé avec une attitude ouverte envers le futur. Les eurasistes saluent la fidélité aux traditions religieuses aussi bien que la libre recherche créatrice ». Il n’y a ici pas de place pour le dogme ou la vérité… Uniquement pour une « attitude » (le titre de l’article est on ne peut plus exact).
La religion de l’eurasiste ? N’importe quelle « religion traditionnelle »
Ayant affirmé que « le développement spirituel est la principale priorité de la vie », Alexandre Douguine conclut :
« Selon l’opinion des eurasistes, chaque tradition religieuse ou système de foi local, même le plus insignifiant, est le patrimoine de toute l’humanité. Les religions traditionnelles des peuples, qui sont reliées aux divers héritages spirituels et culturels du monde, méritent la plus grande attention et le plus grand soin. Les organisations représentatives des religions traditionnelles doivent bénéficier du soutien des centres stratégiques. Les groupes schismatiques, les associations religieuses extrémistes, les sectes totalitaires, les prêcheurs de doctrines et d’enseignements religieux non-traditionnels, et toutes les autres forces qui promeuvent la destruction des religions traditionnelles doivent être activement combattues. »
Voilà qui est clair : toutes les religions traditionnelles se valent et méritent d’être sauvegardées en tant que telles. Le christianisme en fait partie – mais aussi l’islam, le bouddhisme, le confucianisme, l’animisme, le chamanisme, tous en tant qu’expressions religieuses légitimes, puisqu’on ne se soucie pas de savoir s’ils rendent ou non un culte au vrai Dieu…
Pour la spiritualité gnostique, c’est l’homme qui est au centre
Au fond, c’est l’homme qui compte, l’homme en lien avec les forces spirituelles des ancêtres, l’homme sans Révélation ni dogme. On n’est loin ni de la Gnose ni de la franc-maçonnerie qui s’accommode si bien d’une spiritualité générique (voire luciférienne, comme le montre Serge Abad-Gallardo).
Et d’ailleurs la question se pose : les « associations religieuses extrémistes » ne seraient-elles pas tout simplement celles qui considèrent leur religion comme la seule vraie et souhaitent y attirer le monde entier ?
Il n’est pas surprenant que la Russie de Poutine s’inscrive dans cette pensée en faisant la promotion de la multitude des cultures en général et de l’islam en particulier.
Tout cela est finalement très proche de la spiritualité globale promue par la religion écologique bien au-delà des frontières de l’Eurasie, et sous d’autres auspices, mais aussi du « dialogue inter-religieux » si à la mode. L’opposition dialectique n’a-t-elle pas pour objectif la synthèse révolutionnaire ?