Des années que le projet est en soute dans les laboratoires de la Banque Centrale européenne (BCE). Le développement potentiel et le début de la mise en place de l’euro numérique pourraient désormais intervenir à compter de novembre 2025. Non seulement vous n’aurez plus besoin d’argent liquide pour payer vos courses ou rembourser un proche, mais vous n’aurez même plus besoin de compte bancaire, et vous pourrez œuvrer dans toute la zone euro, même hors ligne. Car cette monnaie publique sera directement liée à la BCE qui garantira sa valeur.
Adieu les ronds et les biffetons ? Ce n’est absolument pas le discours qui est donné, bien évidemment. Aucune obligation en vue : on parle d’une alternative moderne et sécurisée… N’empêche que, couplé au lent désintérêt (forcé) des populations pour les espèces, accéléré par la crise covid, c’est bien ce qui risque de se passer. Mais par conséquent, plus rien de ce que vous ferez ne restera dans l’ombre, puisque toutes les transactions seront traçables, de bout en bout. Dis-moi ce que tu consommes, dis-moi qui tu payes, dis-moi qui tu soutiens, je te dirai qui tu es.
La révolution majeure des Monnaies Numériques de Banque Centrale (MNBC)
L’Eurosystème, regroupant la BCE et les banques centrales nationales des Etats membres, est la cheville ouvrière de ce projet qui étudie, depuis 2021, la conception et la distribution d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC). Il faut, affirme-t-on, un système monétaire qui s’adapte à l’évolution changeante des besoins, aussi bien à l’intérieur des pays qu’entre eux.
Un document intitulé « Réinventer la monnaie : Réflexions sur les besoins futurs en matière de nouvelles formes de monnaie numérique » a été publié sur le site de L’Association bancaire pour l’euro ou Euro Banking Association, autorité indépendante de l’UE, et en dresse les contours.
Il se fait fort d’examiner les défis du système monétaire actuel, d’explorer les besoins futurs pour les nouvelles formes de monnaie numérique et de définir le rôle des banques centrales dans ce grand bouleversement monétaire, mais aussi économique et sociétal en fin de compte.
L’expérimentation de la DLT (Distributed Ledger Technology, un des éléments essentiels de la blockchain) est à la base de ce système : elle consiste en une base de données répartie sur plusieurs ordinateurs, nœuds, institutions ou pays, accessible à plusieurs personnes à travers le monde. Malgré sa complexité et la difficulté de le déployer à grande échelle, la BCE entend bien tout faire afin de poursuivre le développement et l’harmonisation de ce projet, comme elle l’a annoncé le 20 février dernier.
Un euro numérique qui coexisterait avec l’argent liquide, toujours disponible ?
Quelles sont les raisons invoquées par la BCE pour l’instauration de l’euro numérique ?
L’essor des solutions privées, telles que les cryptomonnaies comme le Bitcoin, aurait été l’un des facteurs déclencheurs. Elles présentent « des risques liés à la fragmentation et au manque d’interopérabilité » nous dit le rapport : mais c’est surtout que la BCE compte bien en détourner les Européens ! La Chine l’a fait elle-même en lançant sa propre monnaie digitale avec le e-CNY, en 2021, qui a déjà été utilisé pour un montant de près de 1.000 milliards de dollars (nous l’évoquions en 2023 sur RiTV).
La montée en puissance des échanges est également présentée comme un enjeu : une croissance de plus de 50 % est attendue sur les marchés transfrontaliers mondiaux d’ici à 2030.
Mais cette monnaie du futur a aussi été évoquée comme une nécessité par les banques centrales de la zone euro en raison du déclin de l’utilisation des espèces dans la société. Selon la dernière étude européenne sur les paiements réalisée par BearingPoint, leur usage dans les paiements a perdu 7 points depuis 2022, passant à 52 % de tous les paiements réalisés aux points de vente sur la zone euro. C’est beaucoup, certes, mais elles restent encore l’instrument de paiement le plus utilisé, malgré une grande disparité entre les pays (en Autriche et en Italie, la part des paiements en espèces est toujours supérieure à 60 %, tandis qu’elle est inférieure à 30 % en Finlande et aux Pays-Bas).
Ce déclin n’est pas venu tout seul. Ne sont-ce pas les banques elles-mêmes qui ont commencé à restreindre l’utilisation de l’argent liquide en imposant des limites sur le montant que vous pouvez dépenser en espèces ou en laissant réduire drastiquement le nombre d’agences et de distributeurs ? Un article de Daily Finland publié le 17 mars faisait encore état du nombre de plus en plus restreint d’agences bancaires en Allemagne qui sont passées d’environ 53.000 en 2002 à 21.000 en 2023 ; beaucoup d’Allemands doivent sortir de leurs communes pour pouvoir trouver un distributeur.
Surveillé ? Cash
Pourtant l’étude de la BCE montre qu’une large majorité des répondants de tous les pays de la zone euro (62 %) estiment qu’il est important, voire très important que les commerçants acceptent les espèces. Et certains Etats, comme les Pays-Bas, sont même revenus à la raison en conseillant à leurs populations de conserver de l’argent liquide chez eux, par crainte des cyber-attaques.
Parce que la sécurité est une autre question d’importance. La BCE parle de l’euro numérique comme d’« un outil de lutte contre la criminalité financière ». Mais, notait le magazine Forbes il y a quelques jours, en délivrant une monnaie numérique « la banque centrale deviendra une entreprise technologique axée sur les achats, avec des points de défaillance centraux ». Le terrain est aussi fertile pour la corruption – et une corruption venue d’en haut.
Et n’oublions pas l’aspect « vie privée » : les pays de l’UE se dirigent vers la fin du « cryptage de bout en bout », un outil essentiel de confidentialité numérique qui semblerait ne pas être conservé pour les personnes autres que les législateurs et les régulateurs… L’utilisation ad nauseam et exclusif de l’euro numérique permettra de tout savoir sur tous.
Alors, même si la BCE argue que sa principale préoccupation est la confidentialité des utilisateurs, que l’euro numérique n’utilise pas de données directement identifiantes, qu’il « coexistera » avec les espèces et que, contrairement à l’e-CNY chinoise et communiste, il ne sera pas lié à un score de « crédit social » ni n’imposera de limites aux dépenses… qu’on nous permette d’être dubitatif quant à la suite.