Le Mouvement international russophile (MIR) a donné au cours de son 2e congrès les 26 et 27 février derniers la parole à un architecte et historien d’origine tunisienne, Adnen el Ghali. Sa conférence, intitulée « La révolution de l’esprit », a été publiée in extenso sur le site Geopolitika.ru, principal organe d’expression du philosophe gnostique Alexandre Douguine. Elle est très révélatrice de l’esprit qui gouverne cette pensée russe de la « multipolarité » qui est fréquemment invoquée par Vladimir Poutine, et qui servait aussi de thème au colloque organisé par le MIR. En prêchant pour un retour à une spiritualité traditionnelle, sous le regard bienveillant de Douguine et de l’oligarque Konstantin Malofeev, supposé dans certains milieux de droite traditionnelle grand défenseur de la chrétienté – tout comme Poutine, d’ailleurs –, le conférencier a montré clairement qu’il s’agit en réalité d’une spiritualité syncrétique, pas si éloignée finalement de la spiritualité globale promue par la religion écologique. Elle est en tout cas à l’opposé de tout concept de vérité, puisque dans son optique toutes les religions traditionnelles se valent et doivent coexister.
Adnen el Ghali s’est livré à une présentation de ce qu’il prétend être l’islam historique, multipliant les exemples de respect des conquérants musulmans à l’égard des chrétiens. Ainsi, le « Prophète » Mahomet lui-même aurait demandé que soit préservée une image « de la Vierge Marie et de l’Enfant Jésus » lors de la purification de la Kaaba, à l’exclusion de toutes les autres images qui furent alors détruites, lors de la conquête de la Mecque par les musulmans en 632. Autre anecdote : « En 637, lorsque le calife Omar est entré dans Jérusalem à la suite de la conquête de la ville sainte, le patriarche Sophronus l’a invité à venir prier dans l’église du Saint-Sépulcre, mais le calife a refusé afin d’empêcher qu’elle ne fût par la suite convertie en mosquée. »
La spiritualité syncrétique met islam et christianisme sur le même plan
Parmi d’autres exemples de ce respect par l’islam des religions traditionnelles trouvées sur son chemin de conquête, on notera celui concernant l’Empire Moghol qui vit – toujours selon Adnen el Ghali – l’aristocratie et la souveraineté musulmanes préserver « l’importance démographique, le culte et les traditions des hindous et des autres communautés religieuses », dont certaines seraient plus tard « interdites par les Anglais », sans jamais tenter de les « assimiler », faisant de l’Inde « l’un des symboles de la multipolarité spirituelle » aujourd’hui mise à mal par le « fondamentalisme hindou ».
Et si l’islam aujourd’hui agit autrement, a ajouté le conférencier, c’est en raison de mouvements hétérodoxes modernistes comme le wahhabisme, le « frérisme » et le salafisme.
Je vous fais grâce de nombreux autres exemples fournis par Adnen el Ghali, destinés à montrer que l’islam historique a préservé l’entièreté des droits des autres religions et même recherché la protection des chrétiens. Oubliés, les injonctions du Coran, la dhimmitude, les persécutions sanglantes, la transformation d’églises en mosquées, les conversions forcées, bref, toute l’histoire de l’expansion islamique : el Ghali croit aux valeurs partagées de nos religions, « dont la première est Rahma, compassion, pietas ». Voilà un discours qui résonne profondément avec celui du dialogue inter-religieux et de la « fraternité humaine » qui a cours également dans la pensée du pape François, dans la Déclaration d’Abou Dhabi et dans la rhétorique des grandes réunions mondiales en ce sens avec la bénédiction de l’ONU.
L’Occident, lui, est présenté comme voué à un « écroulement inéluctable », à travers le « protestantisme zombie » (théorisé par Emmanuel Todd) qui serait au cœur du « narcissisme occidental, athéiste, nihiliste, matérialiste et suicidaire » qui entraîne non seulement l’Occident mais aussi sa « chrétienté » vers sa chute.
Que l’Occident soit en proie à des forces destructrices, précisément celles qui s’opposent à la chrétienté, ne fait aucun doute… Mais la caractéristique propre de la chrétienté occidentale est celle d’avoir été portée aux confins du monde, et c’est cela qui est dénoncé.
Adnen el Ghali veut une « multipolarité spirituelle »
Ecoutez plutôt la conclusion d’Adnen el Ghali :
« Tout cela nous invite à réfléchir à la notion de Saint Empire. Comment restaurer un Empire traditionnel dans un monde multipolaire ? Le propre de l’Empire est d’avoir su réunir sous une même loi, dans un esprit d’égalité et de respect de la diversité, des ethnies, des langues et des religions aussi diverses que les territoires qu’elles habitent. Pour répondre à cette question, nous ne devons jamais perdre de vue nos valeurs et ne jamais céder à l’appel des contingences. (…)
« La vie sur terre est un passage, et pour l’homme traditionnel [comprendre guénonien et maçon] il s’agit de remplir ses devoirs envers Dieu et l’Humanité. Seule une Union Intellectuelle et Spirituelle permettra cette Compréhension entre les Peuples d’En Haut. Ni nationale, ni internationale, mais supra-nationale, elle ne peut être établie que par une élite spirituelle dépositaire du savoir sacré transmis par les traditions légitimes. Les populations, grâce à la bénédiction de la Religion conférant la Sainte Foi, redeviendraient le support conscient de cette soumission à la volonté divine. Ce qui se passe en Russie, avec le réveil de la tradition orthodoxe dans tous les milieux sociaux et la décision officielle de prendre en charge la défense des valeurs sacrées, nous encourage à espérer qu’une fois de plus cette grande nation est destinée à former une Sainte Alliance pour la sauvegarde de l’humanité. C’est à cet appel que nous devons tous répondre en mettant de côté notre orgueil, notre ego et l’interprétation erronée des questions identitaires, afin de puiser dans nos traditions religieuses pour sauver le patrimoine de sagesse sur lequel fonder les futurs accords entre les peuples et les nations. »
Ne croirait-on pas lire du Guénon ? Ces « traditions légitimes » sont celles de toutes les religions dites traditionnelles dont on a compris à travers le discours d’Adnen el Ghali qu’elles sont faites pour coexister sans se mêler, sans évangélisation, sans universalisme, sans Vérité une puisque toute n’en sont que des déclinaisons diverses (et évidemment contradictoires, mais le principe d’identité lui-même est conçu dans cette école de pensée comme une insupportable doctrine imposée par l’Occident).
Le site Geopolitika présente le MIR tel qu’il est
On retrouve cette idée dans la présentation par Geopolitika.ru de sa propre mission :
« La mission du portail est de promouvoir un monde multipolaire basé sur l’ordre des “Grands Espaces”. Notre but est la bataille pour une Quatrième Nomos de la Terre (dans la terminologie de K. Schmitt). Ce nomos doit être radicalement différent du modèle globaliste unipolaire, basé sur la dictature de l’idéologie libérale.
« Nous partons du principe fondamental de l’anthropologie culturelle (F. Boas et son école), qui affirme qu’il n’y a pas et ne peut pas être une mesure universelle commune en comparant les cultures et les civilisations. Il n’y a pas de progrès absolu, ni de régression absolue, et personne n’a le droit de considérer certains pays, peuples ou cultures plus “développés” et d’autres “moins”, et leur imposer des critères et des valeurs uniques.
« Le temps et l’espace sont des constructions sociologiques, totalement et entièrement dépendantes de la société. Passant d’une société à une autre, nous changeons non seulement le langage, la religion, les coutumes, mais aussi la compréhension des choses les plus fondamentales – Dieu, l’homme, le temps, l’espace. »
Voilà qui a le mérite de la clarté. Il s’agit de la marche vers une spiritualité dirigée par une « élite » globale au service d’une « Tradition » qui n’a rien à voir avec une religion vraie, mais avec les tendances religieuses profondes de l’homme qui conduisent chaque grand groupe humain à penser différemment « Dieu, l’homme, le temps, l’espace »… La franc-maçonnerie ne dirait pas mieux.