Chacun a vu à la télé ou sur les réseaux sociaux Mamoudou, Malien sans papiers, grimper le long d’une façade pour sauver un enfant, chacun a entendu le président de la république l’accueillir en héros, suscitant divers commentaires. Mais qu’a-t-on vraiment vu et entendu ?
Je suis témoin, nous sommes tous témoins y compris la mère du gamin qui était à la Réunion, nous avons tout vu, tout entendu. Depuis l’invention du smartphone, rien ne nous échappe dans l’univers, nous sommes aware, pour reprendre le vocabulaire de Jean-Claude Vandamme, de tout ce qui se passe en temps réel. Les images sont faites pour agir sur notre sensibilité, le son les y aide, et quelques mots écrits en bandeau servent à nous confirmer que notre affect ainsi manipulé a enregistré la vérité : scripta manent, les écrits qui ne restent plus gardent leur réputation et nous asservissent ainsi à la volonté de celui qui les trace avant de les effacer et de les remplacer par d’autres. L’histoire de Mamoudou est écrite sur un palimpseste minute.
Spiderman, héros sans visage, puis, heureusement, sans papiers
Le premier soir, j’ai entendu d’abord parler d’un héros, auquel les Parisiens manifestaient leur admiration et leur gratitude. Puis un bandeau a présenté le « Spiderman » de Paris. Nous entrions dans l’univers des super-héros de la bande dessinée américaine, c’est très rassurant et convivial. Puis j’ai entendu qu’il s’agissait d’un jeune malien sans papiers. Je suis une vieille chèvre au mauvais esprit : ça a fait tilt, j’ai compris l’entrain que mettaient les journalistes à célébrer le héros de l’histoire. Seulement alors j’ai vu, vu la brève séquence : un grand noir plein d’élan qui part de la gauche et se rapproche de la droite, parvient en quelques rétablissements à l’étage du gamin accroché à sa rambarde, et le récupère. Sur le moment, je ne me suis pas posé de questions, mais j’étais irritée que les images montrent si mal la scène : l’objectif n’était pas fixé sur l’enfant à sauver, mais sur la trajectoire de Mamoudou (car on apprit bien vite qu’il se nommait Mamoudou Gassama). On croyait bien voir des gens pas loin de l’enfant sur leur balcon, mais on ne savait pas ce qu’ils faisaient là, et je n’ai pas entendu d’explication.
J’ai bien vu Mamoudou, mais pas très bien le reste de la scène
Pendant que le commentateur de BFM parlait (j’ai entendu mais je n’ai pas retenu, je me concentrais sur l’image), on repassait en boucle la même séquence très courte qui m’irritait à chaque fois parce qu’elle ne montrait rien de suivi ni compréhensible. Avec quoi était-ce filmé ? Sans doute un téléphone portable. C’était bougé, cahoté, chaotique, mal cadré. Cela donnait de l’autorité à la bande. Cela signifie en effet : urgence, direct, vérité, danger. Sur les images de guerre, on ne voit rien. Là, c’était pareil.
Après coup, sur les réseaux sociaux, des sceptiques ont remontré des images plus explicites, qui existaient donc, mais ne racontaient pas la même histoire. Le petit, par exemple : il part de très à gauche pour se rapprocher, vers la droite, du voisin situé sur le balcon contigu. C’est donc qu’il peut se déplacer. Il n’est pas en perdition. Se déplace-t-il à la force des bras ou existe-t-il un rebord sur lequel ses pieds prennent appui ? A la fin, le voisin lui tient la main. J’ai entendu son témoignage le lendemain : il confirme le fait. C’est un homme jeune et en bonne santé. Si besoin était, il pourrait tirer le gamin à lui. Peut-être s’apprêtait-il à le faire quand Mamoudou le héros sans papiers est intervenu. Que faisait le petit là ? J’ai entendu dire qu’il était tombé de l’étage du dessus et s’était agrippé à la rambarde. Comment, pourquoi, et pourquoi était-il tombé ? L’enquête nous le dira. Si elle le peut. Si elle le veut. Est-ce que tout cela est bien croyable ? Certains pensent à un montage. On les comprend, mais le vrai est souvent invraisemblable.
Francese subito, des papiers sans tarder pour le héros !
En attendant, l’important n’est pas la vérité mais l’histoire que les écrans nous racontent. L’histoire nous raconte qu’un bon jeune homme a sauvé un enfant « menacé du pire ». Incidemment, ce jeune homme est noir, malien, sans papiers, c’est-à-dire clandestin, c’est à dire délinquant. Son acte de bravoure rachète ses fautes passées, et le président de la république va lui donner, par faveur et tout de suite, la nationalité française. Ce n’est pas santo subito, c’est Francese immediately. On devient français pour un peu de sueur versée. C’est la nationalité bon point. La nationalité qui ne dépend ni du sang, ni du sol, ni du droit, mais du cœur seul. La politique de l’effusion. Elle justifie, au fond, les demandes des associations qui accusent Macron de faire de la communication et exigent que l’Etat cesse d’expulser les sans-papiers. Cette histoire nous dit que leur compassion et la compassion qu’a montrée Mamoudou créent le droit.
Mieux qu’Einstein, Spiderman : une édifiante histoire de migrants
Et en même temps le président est le garant de nos lois, pas question de faire une politique à partir d’une exception : un acte de courage exceptionnel appelle une procédure exceptionnelle, point barre. Adorable Macron, fin comme du gros sel concassé au marteau : pendant qu’il garde la main sur la Constitution, il sait très bien que les insoumis, le Gisti, la Cimade, le Monde, Libération, toute la cohorte des bacchantes de l’immigration va, elle, exiger d’ériger l’exception en politique générale – puisque c’est pour ça qu’on a monté cette affaire en épingle ! Avec un cynisme tranquille, ces braves gens accusent le président de récupération politique, alors qu’ils sont la principale force de manœuvre de la récupération politique. Cette histoire exemplaire leur sert à exiger l’ouverture encore plus grande des frontières. Puisque la preuve est faite qu’à défaut d’Einstein les migrants sans papiers recèlent des trésors de cœur et de muscle, importons-les en masse ! Du Comorien, du Malien, du migrant de qualité !
Le héros Mamoudou entre dans le De viris illustribus
Cette histoire révolutionne la notion du héros français. Ce que j’ai vu au kino ou dans les séries depuis 1968 en gros, c’est l’antithèse du western : les héros ont la tête de François Cluzet un lendemain de cuite, tout en eux est doute, malaise, mauvaise conscience jusque dans la jouissance, d’ailleurs fatiguée. Le héros français était floche, gauche et de gauche, rose et morose. Avec Mamoudou, ça change. Il a du pep ce grand Noir, comme l’autre, là, Lassana Bathily, l’informateur de l’hypercasher de 2015. Ils viennent renouveler le sang épuisé des Français. Regardez le voisin. Il n’est pas méchant mais il tergiverse. Mamoudou, en trois bonds, c’est réglé. Et voilà comme on devient « un exemple pour la nation ». C’est la même histoire qu’Intouchables. Heureusement qu’il y a des héros sans papiers pour suppléer aux petits mâles blancs, pour parler comme Emmanuel Macron. Le tout « à mains nues », la presse le souligne. J’aimais beaucoup les héros du réalisme soviétique, Stakhanov et son marteau, nous, nous avons l’escaladeur au grand cœur. Il faudra l’intégrer dans la galerie de nos hommes illustres.
J’ai entendu mes voisines commenter cette histoire
Vous me direz qu’il y a d’autres façons de lire cette histoire. Une voisine a la sienne. Ce Mamoudou qui travaillait au noir dans le bâtiment et qui grimpe en quelques secondes au quatrième étage, ça va donner des idées aux cambrioleurs. Les monte-en-l’air vont revenir. Une autre pense que l’ascenseur social est reparti : un moment peut changer la vie. Une inspiration un jour, le lendemain à l’Elysée. Il n’y a plus de destin, plus de désespoir ni de pauvres. Il y a Macron, providence du vivre ensemble post national.
Bien sûr, il y a un dommage collatéral, le père du petit. Il était sorti faire des courses. Il a mis du temps à rentrer parce qu’il jouait au Pokemon Go. Voilà comment on frise l’irréparable. Il a été déféré au tribunal de Paris pour délit de « soustraction d’un parent à ses obligations légales ». Il risque jusqu’à deux ans de prison et 30.000 euros d’amende. On aura tout vu, tout entendu. Quand on sait ce que font des milliers de parents de leurs enfants. J’ai une troisième voisine. Elle fait mine de n’avoir rien vu ni entendu. Elle ne dit rien. Elle rigole.