Beaucoup de publications se revendiquant d’une inspiration catholique (par exemple Famille Chrétienne ou Présent), que ce soit dans la presse physique ou sur internet, ont chaleureusement recommandé le film Les Innocentes. Cet encouragement nous a surpris, du fait du sujet, basé sur des faits réels, mais sordides, une série d’accouchements pénibles de nonnes polonaises en 1945, neuf mois après deux jours de viols collectifs opérés par les soldats soviétiques « libérateurs » de la Pologne, et du fait qu’il s’agit d’un film français actuel, ce qui fait craindre une approche anticléricale coutumière, scandaleuse toujours et ô combien inadaptée sur un tel sujet.
Aussi avons-nous fait l’effort de voir Les Innocentes. Il faut reconnaître une première impression de soulagement : le film n’est pas absurde, ni furieusement anticlérical. Toutefois, il reste fort dur, et certainement pas adapté à tout public. Cette dureté est psychologique. Le drame terrible subi par ces nonnes est fort bien rendu par les actrices polonaises. Les Innocentes ne s’adresse qu’à un public averti, du fait avant tout de cette tension palpable très pesante d’un bout à l’autre du film.
Ajoutons, et déplorons que, comme il s’agit d’un film français d’aujourd’hui, il y a bien sûr les inévitables scènes de fornication entre les personnages français du film, accomplissant d’ailleurs le mal pour le mal car il ne s’agit même pas de relation amoureuse prétendue ; c’est d’autant plus étrange que ces personnages sont par ailleurs très positifs, médecins soignant les nonnes. Cette dépravation courante est ici placée comme pour ne surtout pas avoir l’air de proposer un film édifiant. Triste choix.
Nous avons gardé une impression mitigée du film. Il n’est certes pas mauvais pour autant, comprend des aspects positifs, bien davantage nous semble-t-il dans sa dimension historique que religieuse.
Un point très positif, le film rappelle la situation historique dramatique de la Pologne sous l’occupation soviétique en 1945-1946
Les Innocentes possède le mérite rare de rappeler l’inconduite systémique des soldats soviétiques dans l’Europe de l’Est en 1945, et pas seulement donc en Allemagne. Au-delà, le film fournit un témoignage sur le sort terrible de la Pologne.
La Pologne a subi l’invasion allemande de l’automne 1939, plusieurs années d’occupation allemande dure (1939-1945), puis une nouvelle invasion, soviétique, en janvier-février 1945, avec une occupation qui n’a pas été plus modérée que celle des Allemands. Le film montre des soldats soviétiques à l’œuvre : la femme-médecin française qui aide les religieuses est arrêtée, et échappe de peu au viol grâce à l’intervention d’un officier soviétique, vraisemblablement plus soucieux de discipline militaire – des reîtres violeurs acceptent mal les ordres – que de respect des femmes. C’est une scène très juste parmi les nombreuses du film.
De même une perquisition d’une formation paramilitaire du NKVD – police politique russe militarisée, aux fonctions très étendue, ancêtre du KGB – est déclenchée sous la forme d’une irruption brutale dans le couvent, sous prétexte d’y chercher des « réactionnaires » prétendument cachés dans les bâtiments. La communauté frôle un nouveau drame. Peut-être aurait-il été bon d’introduire une phrase dans un dialogue des personnages pour indiquer l’appartenance au NKVD des hommes à la casquette bleue, qui peuvent être pris par le néophyte pour des soldats soviétiques lambda.
Cette scène rappelle que la Pologne subie une soviétisation ou socialisation forcée. La République populaire, imitée de l’URSS de Staline, est mise autoritairement en place par l’armée soviétique et le NKVD, avec des communistes polonais – parfois de fraîche date – et leur milice comme auxiliaires locaux. Les « conservateurs » ou « bourgeois » suivant les termes marxistes de l’époque sont éliminés politiquement, ruinés, voire assassinés. Les résistants qui ont survécu à des années et des années de dure lutte contre l’Allemagne, qui avait menée une répression impitoyable, ont été rangés dans ces catégories, et assassinés en masse par les Soviétiques. Ainsi, nulle force patriotique polonaise n’a pu s’opposer au pouvoir, imposé de l’étranger, et qui plus est de l’ennemi héréditaire russe, des communistes polonais.
Tout cela n’est pas explicité, mais le contexte général, chose très rare, est justement rendu, sans complaisance encore pour le communisme.
Un modèle de comportement chrétien face à un drame affreux ?
L’intrigue du film est lancée par la désobéissance d’une nonne, qui s’enfuit du couvent pour aller chercher un médecin, afin de venir en aide aux sœurs dont l’accouchement s’avère difficile. Elle cherche à éviter de recourir à un médecin polonais ou soviétique, par crainte du scandale ; le choix d’une femme médecin, française, ne parlant pas polonais, paraît correspondre à une mesure de prudence raisonnable. Cette mission médicale française est parfaitement expliquée par le contexte de l’époque : venir en aide aux soldats français ex-prisonniers de 1940, trop malades pour rentrer immédiatement en France, détenus de 1940 à 1945 en Pologne occupée et libéré par l’avancée des armées soviétiques.
Certains critiques catholiques, bien intentionnés, ont insisté sur le fait que les sœurs, malgré des traumatismes évidents causés par les viols collectifs, n’ont pas songé une seconde à l’avortement, et ce à rebours de l’antimorale actuelle. Il n’est en effet nullement question d’avortement dans le film. Il n’y a pas de discours favorable à ce crime prénatal, ou d’aveu d’un tel acte. Les Innocentes serait-il dès lors un merveilleux film pro-vie ? Les choses ne sont pourtant, à notre avis, pas si simples. L’absence d’avortement peut être lié à l’impossibilité technique – impossibilité qui peut donc sauver des vies. En outre la démarche de l’autorité supérieure du couvent, la mère supérieure, n’est vraiment pas pro-vie.
Une mère supérieure meurtrière pour les Innocentes
La mère supérieure, si elle ne fait pas pratiquer d’infanticide prénatal, condamne de fait à mort les nouveau-nés en les exposant. Et encore est-ce là l’interprétation la plus positive de phrases ambigües du film, à partir desquelles le meurtre pur et simple n’est pas insoutenable…
L’exposition d’un nouveau-né au pied d’une croix, à un carrefour désert, au milieu de l’hiver polonais, équivaut à le laisser mourir, en un délai de quelques minutes à quelques heures. En aucun cas il ne pourrait survivre au gel nocturne. Aucune âme charitable ne risque de façon raisonnable de traverser assez tôt des chemins neigeux forestiers déserts pour sauver un nouveau-né. Chaque minute passée abaisse ses chances de survie.
La mort de froid est donc certaine, et invoquer un « abandon à la Providence » est insupportable. On peut admettre que la mère supérieure, femme mûre, mais violée aussi, enceinte, très atteinte d’une maladie vénérienne, ne possède plus sa raison.
Mais alors, l’exemplarité est loin d’être évidente pour un public catholique. Il ne s’agit pas d’une erreur, même grave, de conduite, en des circonstances ô combien imprévues et particulières. C’est beaucoup plus grave. Ainsi, les critiques cinématographiques ont parfaitement compris le problème, et ont indiqué la « solution » de pilules dites contraceptives, et en fait abortives, que des hommes d’Eglise auraient distribuées eux-mêmes dans le contexte, grossièrement semblable à celui du film, de viols collectifs dans des couvents de l’est du Congo. Ce sont des récits invérifiables, très probablement faux, matraqués comme vérités établies par la propagande « prochoix ».
Le caractère supposé pro-vie des Innocentes ne nous a donc pas paru clair. Il règne une certaine ambigüité, évidemment préférable au message de mort pratiquement toujours matraqué sur les écrans.
Des religieuses perturbées
De même, certaines sœurs sont particulièrement ébranlées, et agissent en adoptant des comportements anormaux : quasi-infanticide multiple pour la mère supérieure, un suicide, un abandon du couvent pour le monde – et double abandon, l’enfant prétexte à la sortie étant abandonné lui aussi –, un discours aberrant de nonne amoureuse de son violeur, plus délicat et intentionné que tous les autres…
Tout cela se conçoit du fait du choc terrible ressenti par ces nonnes, mais n’est guère édifiant pour le spectateur catholique, nous semble-t-il. De même les terribles interrogations des religieuses ne trouvent pas de réponse dans le film : pourquoi un tel sort ? Tout chrétien peut subir le martyre, et doit s’y préparer. Elles auraient été horriblement violées, puis assassinées, elles auraient été directement au ciel. Elles auraient été saluées comme saintes, et canonisées dans les années 1990. La survie, avec ces maternités forcées, leur offre le pire des sorts. Il y a en permanence un risque de scandale. La grossesse d’une nonne est un lieu commun du roman libertin du XVIIIème siècle, repris par toute la propagande ordurière anticléricale, dont celle du communisme triomphant en Pologne sous la botte de l’armée soviétique en 1945.
La question terrible du mal reste là sans réponse. Il a manqué un sermon rappelant que les croix que les chrétiens doivent porter peuvent être particulièrement lourdes, insupportables à vue humaine, sans le secours surnaturel de la grâce.
La délicate question de la révolte contre l’autorité religieuse
La seule exemplarité du comportement des religieuses dans le film résiderait dans la révolte de certaines sœurs face au comportement, sous prétexte de respect de la règle, absolument inhumain, criminel, de la mère supérieure.
Lorsqu’une autorité légitime s’égare manifestement, il y a certes, à rebours des circonstances normales, un devoir de révolte des subordonnés. Dans les temps de l’Eglise actuelle, prêcher la révolte est discutable, et paraît aller exactement dans le sens du monde. Mais, à notre époque, certaines fantaisies dangereuses pour les âmes sont parfois prononcées assez haut dans la hiérarchie ecclésiastique. Toutefois, laisser les fidèles à eux-mêmes, face à leur seule conscience, dans une révolte contre la hiérarchie, ressemblerait fort à du protestantisme.
On se gardera de conclure car tout cela s’avère fort délicat, et le cas pratique de départ est celui d’une œuvre de fiction, inspirée de faits réels, mais qui s’avoue œuvre d’imagination.
Une conclusion heureuse ?
Que faire des enfants ? La mère supérieure avait promis de les confier à des familles catholiques, solution acceptable, préservant la vocation des religieuses, et leur place dans le couvent, sans nuire au droit à la vie des bébés. Or, on a vu que, de fait, elle les abandonnait à la mort.
La solution est trouvée par la femme médecin française : ouvrir un orphelinat dans le couvent. Les enfants de rue ne manquent hélas pas dans la Pologne de 1945-1946 ; en accueillir quelques-uns permettrait de garder les bébés dans le couvent. Trouver des familles d’accueil en nombre suffisant, dans une période économiquement catastrophique, du fait des destructions de la guerre, des pillages passés de l’Allemagne et en cours de l’URSS, tout comme de l’instauration du socialisme, aurait été impossible. Un couvent contemplatif, à clôture stricte, n’a pas en temps normal à devenir un orphelinat, mais dans la situation terrible de la Pologne, cette bonne action ne saurait que recueillir l’unanimité.
Tout est bien qui finit bien ? Le spectateur ne peut s’empêcher de trouver la conclusion sympathique, au moins superficiellement. Pourtant, le film laisse une impression fort mitigée. La dureté du sujet interdit évidemment tout enthousiasme. Les Innocentes n’est pas opposé à l’Eglise, c’est déjà beaucoup, et rend compte d’un contexte historique à la fois inconnu et occulté en France de la Pologne à l’hiver 1945-1946.
Octave Thibault