La Russie utilise la migration comme un « robinet » qu’elle peut ouvrir et fermer pour influencer les dirigeants européens, selon des experts cités par le Telegraph de Londres. Composante à part entière de la « guerre hybride » menée par Vladimir Poutine. Le quotidien britannique affirme qu’il est « prouvé que la Russie alimente les migrations de plusieurs manières, notamment en déplaçant physiquement des personnes vers les frontières de l’UE, en soutenant les passeurs et en augmentant l’instabilité et la violence dans certaines régions, notamment en Syrie et dans certaines parties d’Afrique ».
On se rappellera que la Finlande a fermé à plusieurs reprises plusieurs de ses frontières avec la Russie en accusant précisément la Russie de laisser passer des migrants venus des pays d’Afrique ou du Proche-Orient, donc « demandeurs d’asile » sans visa et sans papiers d’identité qui avaient pu traverser sans encombre le territoire russe et qui se voyaient même remettre des vélos pour passer en Europe près des postes de douane qu’il est interdit de franchir à pied.
La Pologne, la Lituanie, l’Estonie et la Norvège ont constaté des phénomènes similaires, et Frontex, la police des frontières de l’UE, accuse elle aussi la Russie d’utiliser la migration « comme un levier dans un jeu plus large d’influence et de pression ».
La migration, arme de guerre pour la Russie
« Ces dernières années, Poutine et ses mercenaires ont également renforcé leur emprise sur les principales routes migratoires à travers l’Afrique subsaharienne et vers la Libye, la route des passeurs à travers la Méditerranée centrale. Les mercenaires russes sont connus pour être présents au Mali, au Burkina Faso et dans trois pays clés pour les migrations : la République centrafricaine, le Soudan et la Libye », écrit le Telegraph.
Cela fait longtemps que Kilian Kleinschmidt, travailleur humanitaire et consultant, met en garde contre l’« instrumentalisation » militaire de la migration : « Nous avons découvert, par exemple, en 2019, juste avant les élections européennes, qu’il y avait une tentative délibérée de pousser une nouvelle vague de migration massive depuis la Turquie, la Grèce et ainsi de suite, en direction de l’Europe du Nord », a-t-il noté.
Cela passait notamment par la désinformation, assure-t-il : « De fausses informations ont été diffusées par certaines personnes, que nous soupçonnons d’être des agents provocateurs iraniens et russes, des personnes qui ont tenté de faire passer le message et ont déclaré qu’Angela Merkel allait rouvrir la frontière. Nous avons assisté à une manipulation très délibérée des flux migratoires. Nous le constatons à la frontière avec la Pologne. Nous l’avons constaté aux frontières avec la Hongrie ainsi que, bien sûr, depuis l’Afrique. Nous avons également constaté une augmentation des arrivées par bateau depuis l’est de la Libye avant les dernières élections italiennes. »
La « guerre hybride » passe aussi par la migration de masse
Ce sont les services spéciaux russes qui seraient au cœur de ces manipulations. On apprend ainsi que Jan Marsalek, ancien dirigeant d’une entreprise de paiement en ligne allemande, Wirecard – qui a connu une faillite retentissante, associée à une fraude de 1,9 milliard d’euros – et agent des services russes, qui s’est enfui en Russie en 2020 et est désormais en cavale, avait le projet de lever une armée de 15.000 mercenaires pour contrôler, ou plutôt gérer, une frontière libyenne clef pour le passage de migrants africains vers l’Europe. Selon le Telegraph il a par ailleurs acheté une société militaire russe privée, le RSB Group, et il serait à l’origine de l’arrivée des premiers Russes en Libye, dans le cadre d’un contrat de déminage. RSB Group serait également impliqué dans des accords de sécurité au Soudan, à la frontière sud de la Libye et théâtre des principales routes migratoires vers l’UE, aux côtés du groupe Wagner.
Une équipe d’espions bulgares dont il avait la responsabilité au Royaume-Uni ont été jugés coupables de kidnapping et de campagnes de surveillance illégales et condamnés vendredi dernier à l’issue de leur procès à Londres.
Marsalek, de nationalité autrichienne, avait obtenu en 2017 une promesse d’investissement de plus de 120.000 euros de la part de son gouvernement pour ce plan qu’il avait présenté comme étant susceptible de « résoudre la crise migratoire », alors même que la sécurité de l’opération proposée était confiée à un homme soupçonné d’être un colonel des services russes, le GRU. Selon le journal britannique, qui affirme avoir vu des preuves de cet engagement de l’Autriche, des responsables de ce pays et de l’Allemagne avaient été alertés en vain de la situation. Mais en définitive, le paiement n’a jamais eu lieu.
Comment un espion russe a voulu « gérer » la migration vers l’UE
Dès 2017 et au début de 2018, Marsalek a eu plusieurs rencontres avec Killian Kleinschmidt, pour évoquer la mise sur pied d’un projet en Libye, en présence d’un haut responsable du ministère de la Défense en Autriche, Gustav Gustenau, qui s’était engagé au versement de 20.000 € sur les sommes évoquées plus haut. Gustenau a depuis lors assuré qu’il avait été autorisé à évaluer le projet de « stabilisation et de gestion de la migration en Libye » présenté par Marsalek, et qu’il n’était pas au courant des liens de ce dernier avec la Russie.
De son côté, Kleinschmidt ignorait l’achat secret par Marsalek du groupe RSB.
Quelques mois seulement après la fuite de Marsalek de l’Europe en juin 2020, le groupe RSB aurait été nommé aux côtés du groupe Wagner pour un contrat de sécurité au Soudan voisin, selon les informations disponibles. On sait que Wagner demeure présent sur le continent africain sous le nom d’Afrika Korps.
Le Dr Mark Galeotti, expert en sécurité russe et directeur du cabinet de conseil Mayak Intelligence, a déclaré au Telegraph :
« La Libye est potentiellement l’une des principales voies de passage pour les migrants de toute l’Afrique qui se dirigent vers l’Europe.
« Le sud de l’Italie et le nord de l’Afrique sont assez proches, et on a l’impression que si les Russes parviennent à mieux contrôler ce qui se passe en Libye, ce qu’ils font en grande partie en soutenant divers mouvements de milices, et en particulier le chef de guerre Haftar, ils seront alors en mesure d’ouvrir ou de fermer les vannes de la migration comme bon leur semble.
« En particulier pour les pays méditerranéens, dont beaucoup sont déjà un peu réticents à soutenir l’Ukraine, cela donnerait à la Russie une sorte de levier.
« S’ils peuvent dire en gros : “Vous devez commencer à réduire votre soutien à l’Ukraine, sinon 10.000 migrants vont soudainement apparaître sur des bateaux demain”, ou inversement : “Si vous jouez le jeu avec nous, nous veillerons à ce que cette côte soit fermée aux migrants”, cela donne à la Russie un certain pouvoir dont elle n’aurait pas la disposition autrement. C’est donc vraiment l’un des objectifs assez clairs du Kremlin depuis un certain temps. Quiconque peut y parvenir pour le Kremlin serait probablement bien récompensé. »
Le groupe RSB assure aujourd’hui avoir été frauduleusement utilisé par Marsalek, au détriment de son image…
La migration ne nuit pas seulement aux partis institutionnels
L’article du Telegraph assure quant à lui que la « guerre hybride » dont est accusée la Russie vise à « perturber l’unité européenne » et à promouvoir les partis de droite radicale qui font de l’immigration un de leurs principaux chevaux de bataille. Ainsi l’opération consisterait-elle avant tout à favoriser le succès de ces « populistes », et pas seulement par le biais des migrants propulsés vers l’UE : les hommes de Poutine s’emploieraient également à faire circuler des « fake news » au sujet de l’immigration et des problèmes que celle-ci pose, toujours au bénéfice des « partis populistes ».
Comme si le but principal était de casser l’excellente (?) Union européenne ou de jouer sur des peurs, voire des rejets xénophobes…
Si la Russie joue volontiers la carte de la déstabilisation politique, comme le montrent par exemple ses médias officiels destinés aux publics de différentes langues, soutenant des causes contradictoires entre elles, il ne faut pas oublier que la migration de masse constitue une opération de déstabilisation en soi, sans oublier ses effets sur les finances publiques et sur la sécurité des nations concernées. Cette politique a largement été celle des partis des pays européens qui sont supposés être la cible de ces manipulations russes, qui profitent d’une situation de fait.