Un restaurant fantôme réussit à se classer n°1 sur TripAdvisor, grâce à de faux commentaires

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Cette histoire ne manque pas de sel. Elle est terriblement révélatrice de la potentialité trompeuse ou mensongère du Net. Pendant six mois, un journaliste a réussi à mystifier la communauté de TripAdvisor, le plus grand site de voyage au monde – et le plus consulté. Son restaurant fantôme, « Shed at Dulwich » est devenu l’un des établissements les plus huppés de Londres, grâce à une avalanche de faux commentaires. Le plus insolite est qu’il ait tenu sur la durée : vraie adresse (mais réservation uniquement en ligne), vraie carte originale, vrais plats pris en photos (composés en réalité de mousse à raser et d’éponges Power Bleach)…
 
De quoi renforcer la méfiance des internautes, au 30ème anniversaire de l’Internet grand public.
 

Une vraie adresse… un faux restaurant

 
Cette idée incongrue est venue à Oobah Butler, journaliste à Vice, au début de cette année. Il s’est dit que, vu l’immensité du règne de la « désinformation » et de la « connerie » sur le Net, ça devrait pouvoir marcher… En avril, il achète un nom de domaine, construis un site web. Imagine une appellation et surtout un concept de plats qui se réfèrent chacun à des humeurs différentes : contemplation, luxure, confort, empathie…
 
Le 5 mai, TripAdvisor accepte son référencement. Mais le « Shed at Dulwich » n’est d’abord évidemment qu’à la 18.149e place, soit le restaurant le moins côté de tout Londres.
 
Proches et amis sont alors requis pour « évaluer » l’établissement fictif et faire monter la note : « Nous faisons craquer les 10.000 premières places » en deux semaines. Mais les premiers soucis arrivent : les gens appellent – pour de vrai. Il faut mentir, tricher, arguer que les tables sont réservées pour les six semaines à venir. À la fin août, le « Shed at Dulwich » arrive au 156e rang.
 

TripAdvisor trompé jusqu’à la moëlle

 
Et il n’y a pas que les clients qui le contactent. Les entreprises commencent à utiliser l’emplacement du pseudo restaurant estimé par Google Maps pour envoyer leurs échantillons gratuits. De nombreux demandeurs d’emploi envoient leur CV. Oobah Butler reçoit même un courrier du Conseil municipal lui proposant une relocalisation sur un nouveau site en plein développement…
 
Quand l’hiver arrive, « Shed at Dulwich » est à la 30e place – le téléphone sonne plus que jamais.
 
Le fait qu’il soit introuvable dans le quartier, qu’il ne soit réservable qu’en ligne, et archi bondé tous les soirs nourrit la légende sur laquelle les gens brodent. Le buzz est atteint. Même le célèbre critique gastronomique du Guardian, Jay Rayner (lui qui a assassiné en avril dernier le restaurant Le Cinq de l’hôtel George V !) s’y est laissé prendre, en tweetant : « Enfin un restaurant qui reconnaît que la nourriture n’est qu’une question d’humeur… »
 
C’est lorsqu’il arriva à la … première place du classement que TripAdvisor envoya une demande de renseignements – et l’entourloupe fut découverte. Mais Oobah Butler avait gagné son pari : un restaurant fantôme a réussi à être le plus haut classé dans l’une des plus grandes villes du monde, sur le site de critiques d’Internet le plus fiable.
 

« Le public est le seul critique dont l’opinion ne vaut rien » Mark Twain

 
Pour une journaliste du Telegraph, cette expérience montre bel et bien que les critiques du lambda moyen n’ont rigoureusement aucun intérêt tangible. Il est vrai qu’il suffit de comparer les avis sur la plupart des produits, sur les forums ou les sites de vente en ligne, pour trouver tout et son contraire… L’avis du public est devenu le maître du jeu commercial sur la toile. Des films aux livres, en passant par les taxis ou les médecins généralistes, tout est à la merci de cette voix universelle qu’on prétend détentrice de vérité – la démocratie fonctionne bien comme ça…
 
Une étude réalisée en 2015 a révélé que 23 milliards de livres de dépenses de consommation au Royaume-Uni étaient influencées par les commentaires en ligne. En France, pas moins de 88 % des internautes déclarent être influencés par les avis en ligne dans leurs décisions d’achat et 85 % leurs font confiance !
 

Commentaires : stupides ou vicieux – c’est selon

 
Et pourtant, non seulement ces avis sont souvent inutiles parce que contradictoires ou erronés, mais ils sont aussi bien souvent trompeurs – si facilement corruptibles que sont leurs auteurs. Une enquête de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) révélait à la mi-novembre que presque un tiers des avis publiés sur le net étaient faux. Des pratiques commerciales trompeuses qui toucheraient tous les secteurs, notamment ceux de l’automobile, de l’électroménager, de l’habillement ou de l’hôtellerie. Faux avis positifs ou disparition d’avis négatifs sous prétexte de modération…
 
Tout récemment, une étude de Pew Research Center relevait que sur les 21,7 millions de commentaires publics recueillis par la FCC qui envisage, aux Etats-Unis, la révision de la neutralité du Net, plus de la moitié sont le fait de robots et de comptes e-mails dupliqués ou temporaires pour tenter d’influencer la décision de l’Autorité…. (elle ne dit pas dans quel sens !)
 
Oobah Butler raconte d’ailleurs, sans sourciller, qu’il fut lui-même un temps payé pour écrire de fausses critiques pour de vrais restaurants et les poster sur TripAdvisor pour 10 £ par commentaire.
 
Par son expérience, il voulait épingler la stupidité des autres, il n’en révèle pas moins sa turpitude – et on ne sait lequel est le pire, de la bêtise ou du vice…
 

Clémentine Jallais