La Russie adopte une nouvelle doctrine de politique étrangère, avec des « bons » et des « méchants »

Russie doctrine politique étrangère

Le maître mot de la nouvelle doctrine de politique étrangère en Russie est la « multipolarité » chère à Alexandre Douguine, mais comme dans la Ferme aux animaux il y a des peuples et des régimes plus multipolaires que d’autres. Fortement centré sur les intérêts nationaux de la Russie, ce qui en soi se comprend, le texte fleuve recherche explicitement un Nouvel Ordre Mondial où la Russie et ses alliés – comprenez, « les bons » – affirment et défendent leurs prérogatives à l’égard des Etats-Unis et de ses alliés (l’OTAN, même si celle-ci n’est pas nommée) : comprenez, « les méchants ».

Le texte signé le 31 mars dernier par Vladimir Poutine intervient à un moment très précis : un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, quelques semaines ou quelques jours après un net rapprochement affiché entre la Chine communiste et la Fédération de Russie, et au moment précis où les BRICS (Brésil, Russie, Afrique du Sud, Inde et Chine) travaillent sur la mise en place d’une nouvelle monnaie internationale, voire commune, ainsi que l’a révélé – également le 31 mars – le vice-président de la Douma Alexander Babakov.

Le lendemain, 1er avril, la Russie prenait en outre la présidence tournante du Conseil de Sécurité de l’ONU.

 

La nouvelle doctrine de politique étrangère vise un nouvel ordre mondial

La lecture de la « Nouvelle doctrine », publiée en langue française par l’ambassade de Russie à Paris, vaudra certainement de nouveaux trémolos d’admiration à Vladimir Poutine, puisque le texte est saupoudré de références religieuses et de mentions de la morale traditionnelle, sans compter un vigoureux rejet de ce qui vient des Etats-Unis.

Mais les choses sont loin d’être aussi simples, et si notre propos ici n’est pas de glorifier l’incontestable ingérence américaine dans bien des conflits, ni son expansionnisme culturel, le texte russe n’en est pas rassurant pour autant. Loin de rejeter le globalisme, il prône une mondialisation régionale. Loin de dénoncer les grandes organisations internationales, il propose de maintenir leur pouvoir supranational, ainsi que la gestion globale de la santé et des « pandémies ». Loin d’évoquer la destruction et la tyrannie exercée par l’Union soviétique sur des pays conquis, il ne retient que le renversement du nazisme par l’URSS (ce qui est un peu rapide et omet le traité de Rappalo et le pacte germano-soviétique) et celui de la colonisation occidentale, en établissant une continuité avec ce qui se passe aujourd’hui.

Nous nous bornerons à quelques passages les plus significatifs, qu’il importe de mettre en lumière.

Très tôt apparaissent les mots « Eurasie », « eurasiatique ». Rien de nouveau ici dans la doctrine russe : voici des années que la Fédération de Russie travaille à la mise en place d’une puissance qui inclut les anciens pays satellites de l’URSS mais lorgne aussi sur l’Europe occidentale, pour intégrer dans un même ensemble d’amitié politique et d’intégration économique des pays de cultures chrétiennes, islamiques et orientales. Ce qui change, c’est une affirmation de plus en plus nette de l’intégration de la Chine, de l’Inde et de l’Iran dans le dispositif : la Russie proclame son adhésion à la création de la Nouvelle Route de la Soie qui est, aussi, un instrument de domination chinoise.

 

La Russie ne compte pas dénoncer l’ONU

Ce paragraphe est important, jusque dans ses termes ampoulés :

« La place de la Russie dans le monde est définie par ses ressources importantes dans toutes les sphères de la vie, par son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU), de participante des organisations et associations internationales majeures, d’une des deux puissances nucléaires les plus grandes, d’État successeur en droits de l’URSS. La Russie, vu son apport décisif à la victoire dans la Seconde guerre mondiale et sa participation active à la création du système contemporain des relations internationales et à la liquidation du système mondial du colonialisme, est un des centres souverains du développement mondial et assume sa mission historique unique qui consiste à maintenir la balance [l’équilibre] globale des puissances et à construire un système international multipolaire, à assurer les conditions pour l’évolution paisible et progressive de l’humanité sur la base d’un agenda unifiant et constructif. »

Ainsi est notamment assumé le rôle actif de l’Union soviétique dans les guerres coloniales en Afrique, notamment, avec l’appauvrissement de ce continuent qui s’en est suivi. Rôle présenté comme altruiste, alors que la Russie accroît aujourd’hui visiblement sa présence et son poids dans de nombreuses régions d’Afrique, promouvant son intégration dans un grand ensemble régional et s’assurant un rôle de premier rang, à son propre avantage.

Cela est réitéré un peu plus loin :

« L’humanité traverse une époque de changements révolutionnaires. Un monde plus équitable et multipolaire continue à se former. Le modèle inéquitable du développement mondial qui a assuré pendant des siècles la croissance économique accélérée des puissances coloniales à force de s’approprier les ressources des territoires et des États dépendants en Asie, en Afrique et dans l’hémisphère occidental appartient désormais au passé. »

 

La Nouvelle doctrine de Poutine s’appuie sur la dialectique

Le raisonnement est toujours dialectique : c’est le « Nord » prédateur contre le Sud victime ; la dénonciation de la réussite et du développement des pays d’Occident, alors même que le marxisme soviétique a semé la mort et la misère dans tant de pays « libérés ». La dénonciation du « néocolonialisme » a simplement supplanté celle du colonialisme d’antan. Mais ce sont les mêmes forces en présence.

On a beaucoup glosé sur le passage de la Nouvelle doctrine sur la « guerre hybride » :

« Considérant le renforcement de la Russie en tant qu’un des centres majeurs du développement du monde contemporain et sa politique étrangère indépendante comme une menace à l’hégémonie occidentale, les États-Unis d’Amérique (États-Unis) et leurs satellites ont utilisé les mesures prises par la Fédération de Russie afin de protéger ses intérêts vitaux sur le vecteur ukrainien comme prétexte pour exacerber leur politique antirusse qui date depuis longtemps et déclencher une guerre hybride d’un nouveau type… »

En réalité, cette idée du rejet de la faute de la guerre qu’elle mène en Ukraine sur les méchants est présent tout au long du texte, avec d’autant plus d’insistance que la Russie ne cesse de proclamer sont pacifisme et son ouverture aux solutions négociées alors même qu’elle a pris l’initiative de l’invasion de l’Ukraine. Il est vrai qu’elle affirme que « l’utilisation des Forces armées de la Fédération de Russie peut viser, notamment, à repousser et prévenir une agression armée contre la Russie et (ou) ses alliés ». Attaquer pour « prévenir une agression » n’est jamais qu’une manière de faire passer sa propre agression pour de la légitime défense, et là encore, ce n’est pas nouveau.

La Russie s’inscrit pleinement avec ce texte dans l’idéologie géopolitique prêchée par un Alexandre Douguine et par un Konstantin Malofeev qui, tout en glorifiant l’héritage orthodoxe russe, affirme volontiers l’importance pour son pays de faire alliance avec l’islam contre l’Occident.

 

Ne pas confondre « valeurs traditionnelles » et vérité : la Russie prône le relativisme des croyances

A cet égard, notez bien ces mots de la Nouvelle doctrine. La Russie dit vouloir respecter le principe suivant :

« La diversité des cultures, des civilisations et des modèles de la société, le refus de tous les États d’imposer aux autres pays leurs modèles de développement, leurs principes idéologiques et leurs valeurs, l’appui sur une orientation spirituelle et morale commune pour toutes les religions traditionnelles du monde et les systèmes éthiques laïques. [comprendre maçonniques] »

Une « orientation spirituelle commune » ? A la lecture de cet objectif, on comprend qu’il ne peut s’agir que d’une spiritualité commune à toute l’humanité, croyante ou non croyante : non pas une loi naturelle, comme on pourrait l’imaginer en lisant trop vite, mais bien une spiritualité pour tous, à l’exclusion de la recherche, de la reconnaissance et de l’adoration d’un Dieu vrai, du vrai Dieu.

Sur le plan des alliances et du droit international, la Russie en appelle plus que jamais à l’ONU, sans récuser la manière dont cet organisme et ses semblables, où la Chine occupe d’ailleurs une place croissante, promeut et impose des principes relativistes maçonniques et une idéologie (le « genre » ; le « wokisme » ; la culture de mort) que la Russie dénonce chez ses adversaires. Mais tolère chez ses amis : voyez la promotion de l’homosexualisme par Lula au Brésil…

Ainsi, la Nouvelle doctrine affirme « chercher la consolidation des efforts internationaux visant à assurer le respect et la protection des valeurs spirituelles et morales universelles et traditionnelles (y compris les normes éthiques communes pour toutes les religions du monde), la neutralisation des tentatives d’imposer des orientations pseudo-humanistes et d’autres orientations idéologiques néo-libérales entraînant la perte par l’humanité des repères spirituels et moraux et des principes traditionnels ».

Fort bien. Sauf que le « néo-libéralisme » est un mot-tiroir qui cache volontiers des systèmes fondamentalement socialistes, et que les « principes traditionnels » peuvent aux yeux de la pensée multipolaire recouvrir aussi bien ceux de la charia que ceux du « césaropapisme » de l’orthodoxie, qu’au demeurant la Nouvelle doctrine se fait fort d’unifier.

Cette unification désirée en dépasse d’ailleurs les frontières. Cela passe par une sorte de proclamation d’amour ou de fiançailles avec le voisin chinois :

« La Russie aspire au renforcement ultérieur des relations de partenariat exhaustif et de coopération stratégique avec la République populaire de Chine et prête une attention particulière au développement de la coopération mutuellement avantageuse dans tous les domaines, à l’entraide et au renforcement de la coordination sur la scène internationale afin d’assurer la sécurité, la stabilité, le développement durable aux niveaux global et régional en Eurasie comme dans les autres parties du monde. »

Développement durable ? Oui, il est question dans le texte des « émissions de gaz à effet de serre » qu’il faut réduire ; d’autres mots clefs des idéologies contemporaine reviennent en boucle, et on nous dit qu’il faut « préserver les positions de leader de la Russie dans l’économie mondiale ». Où elle tient, malgré l’étendue de son territoire et le nombre de ses habitants, la 9e place en termes de PIB, loin derrière la France à la 7e place et moitié moins riche que l’Allemagne, à la 4e.

 

L’islam est contre Occident : il est donc l’ami de la Russie

Il faut souligner enfin l’attitude plus qu’amicale de la Nouvelle doctrine russe à l’égard de l’islam, dont l’« unipolarité » est pourtant caricaturale, tant celui-ci aspire traditionnellement, en tant que religion-politique, à établir la Oumma ou la communauté des musulmans dans des Etats islamiques jusqu’aux extrémités de la terre.

« Les partenaires de plus en plus sollicités et fiables de la Russie dans les questions de sécurité, de stabilité et de règlement des problèmes économiques aux niveaux global et régional sont les États de la civilisation amicale islamique qui voit s’ouvrir devant elle dans les réalités d’un monde multipolaire de vastes perspectives d’établissement en tant que centre indépendant du développement mondial. La Russie cherche à renforcer la coopération intégrale et mutuellement avantageuse avec les États membres de l’Organisation de la coopération islamique, tout en respectant leurs régimes sociopolitiques et les valeurs spirituelles et morales traditionnelles. »

Ces « valeurs » prônent la mise à mort des apostats de l’islam qui ont choisi le Christ, et la condamnation pour « blasphème » de quiconque profane la mémoire ou l’image d’un homme, Mahomet.

Le texte russe précise, à la manière de n’importe quel relativiste contemporain, son attachement à « la promotion du dialogue inter-religieux et interculturel et de la compréhension mutuelle, de la consolidation des efforts pour la protection des valeurs spirituelles et morales traditionnelles, la lutte contre l’islamophobie, y compris dans le cadre de l’Organisation de la coopération islamique ».

En la Russie serait-elle donc la championne et la protectrice de notre foi et de nos intérêts ?

On se le demande, mais sachez que les convaincus sont priés de mettre la main au portefeuille. Les toutes dernières phrases de la Nouvelle doctrine – avec ses priorités diplomatiques, culturelles mais aussi militaires – sonnent comme un banal appel aux dons : « Les initiatives relatives à la politique étrangère peuvent être financées à titre bénévole par des fonds non-budgétaires dans le cadre de partenariat public-privé. »

Oligarques, à vos poches, le financement des objectifs russes sur la scène internationales ne saurait vous être reproché !

 

Jeanne Smits