La polémique et les tensions entre la Pologne, d’une part, et Israël et les milieux juifs mondiaux d’autre part, est repartie de plus belle après la réponse donnée par le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki interrogé à la Conférence sur la sécurité de Munich sur le récent amendement à la loi mémorielle polonaise sur la Shoah et les crimes nazis. La violence des réactions et la campagne de désinformation qui a suivi montrent bien que Morawiecki a touché à un tabou puisque, sur le plan historique, il n’a rien dit de faux en répondant au journaliste avec des origines juives polonaises qui l’interrogeait pour savoir si parler des crimes commis par des Polonais contre des membres de sa famille serait désormais un délit en Pologne. Réponse du Polonais : « Ce ne sera pas passible de poursuites, ce ne sera pas un délit de dire qu’il y a eu des criminels polonais, comme il y a eu des criminels juifs, comme il y a eu des criminels russes, et comme il y a eu des Ukrainiens et pas seulement des criminels allemands. » Mais, a-t-il continué, « On ne peut pas accepter de mélanger les criminels et les victimes, car ce serait avant tout une insulte à tous les Juifs et à tous les Polonais qui ont grandement souffert pendant la Deuxième guerre mondiale. » S’exprimant en anglais, Mateusz Morawiecki a utilisé,ainsi que le signalait hier Pauline Mille, le mot « perpetrators » que l’on pourrait aussi traduire, plutôt que par « criminels », par « coupables », par « exécuteurs » ou même, dans ce contexte, par « bourreaux ».
Les Juifs polonais surreprésentés au sein de la direction et de l’appareil de répression stalinien en Pologne
Pourtant, Mateusz Morawiecki n’a rien d’un négationniste et il n’a jamais cherché à réduire l’ampleur de la Shoah. Du reste, les théories négationnistes ou révisionnistes n’ont pas cours en Pologne car le drame du peuple juif y est inscrit dans la mémoire nationale. Le Premier ministre ne parlait pas non plus de ces Juifs communistes qui ont collaboré en 1939-41 aux déportations de Polonais dans la zone occupée par l’Armée rouge en vertu du Pacte germano-soviétique. Il ne se référait pas à ces Juifs polonais communistes qui ont, après la guerre, allègrement torturé et assassiné, tel Salomon Morel auquel on attribue, en tant que chef du camp de concentration communiste Zgoda, installé sur une partie de l’ancien camp d’Auschwitz-Birkenau, puis de la « prison progressiste pour jeunes délinquants politiques » de Jaworzno, la mort de plus de 1 500 prisonniers, parmi lesquels une majorité de Polonais et aussi des femmes et des enfants. Pourtant, Morel avait été caché pendant la guerre par une famille polonaise. Poursuivi dans les années 1990 après la chute du communisme, il trouvera refuge en Israël.
Mais Mateusz Morawiecki ne parlait pas de ces Juifs-là, nombreux dans les instances dirigeantes et les organes de répression de l’époque stalinienne. Et d’ailleurs, l’on pourrait citer pour faire bonne mesure d’autres crimes commis après la guerre par des Polonais à l’encontre de leurs concitoyens juifs. Le plus connu est le pogrom de Kielce en 1946, mais de nombreux indices laissent penser que le pouvoir communiste et le NKVD soviétique n’y étaient pas étrangers. Cependant, il fut des crimes moins connus à l’étranger comme l’exécution, dans la nuit du 2 au 3 mai 1946 dans la région de Podhale, de plusieurs civils juifs, dont quelques enfants, par un groupe de partisans polonais en lutte contre le pouvoir communiste et l’occupant soviétique. Ces partisans ne furent pas punis pour leur crime par leur hiérarchie mais par les tribunaux communistes.
En défendant la loi mémorielle polonaise devant un journaliste israélien, Mateusz Morawiecki n’a rien dit qui soit faux sur le plan historique
En fait, le Premier ministre polonais parlait bien de ces Juifs qui ont été des bourreaux de leurs propres coreligionnaires pendant l’Occupation allemande. De ces Juifs qui, comme certains Polonais, ont collaboré avec l’occupant et leur ont livré des Juifs. Ce faisant, il a enfreint deux interdits concernant la Shoah. Le premier consiste à mettre en cause l’exclusivité du drame de la nation juive. Le culte de l’Holocauste, on le voit une fois de plus avec les réactions, empêche bien souvent de dire que même si les Juifs ont été proportionnellement bien plus souvent des victimes que les membres des autres nations, d’autres peuples ont eux aussi beaucoup souffert et sont morts dans les camps.
Le sort partagé des Juifs et des Polonais
David Cesarani, historien britannique de famille juive, s’exprimant à propos d’Auschwitz pour le journal polonais Rzeczpospolita en 2009, rappelait ce qui suit : « Ce camp a été créé en 1940 comme élément des structures d’occupation en Pologne. Il n’avait rien à voir avec la politique antijuive du IIIe Reich. La mission d’Auschwitz était de terroriser encore plus la société polonaise. Jusqu’à un certain moment, la majorité des victimes de ce camp et des répressions allemandes en général provenaient de la population polonaise [non juive]. Des centaines de milliers [de Polonais] ont été expulsés de leur maison et de leur terre. Des milliers de personnes mouraient exécutés. Les gens à l’Ouest n’en savent absolument rien ! Pendant l’été et l’automne 1942, environ 20.000 Juifs se sont enfuis du ghetto et se sont fondus dans la partie chrétienne de Varsovie. Vingt mille personnes ! Pour toutes ces personnes, il y a eu quelqu’un pour les aider à se cacher. Les gens ne connaissent que l’Holocauste, qui a commencé après. »
Pour évoquer le sort partagé des Juifs et des Polonais, on pourrait encore citer ce décret du Reichsführer SS Heinrich Himmler du 29 novembre 1939 : « Les Juifs et les Polonais qui ont été transférés d’un territoire du Reich allemand [territoires annexés au Reich après la défaite de la Pologne] vers le Gouvernement général, et qui se trouvent malgré l’ordre de transfert sur le territoire du Reich allemand doivent, même s’ils sont dans une autre région, être fusillés immédiatement. » On notera au passage que le fameux camp « polonais » d’Auschwitz-Birkenau était sur la partie du territoire annexée au IIIe Reich et pas dans le Gouvernement général dirigé par Hans Frank. Et voici une citation du gouverneur Hans Frank, surnommé le Bourreau de la Pologne, dans un entretien avec le journal Völkischer Beobachter du 6 février 1940 : « Si je voulais mettre une affiche pour chaque groupe de sept Polonais fusillés, il n’y aurait pas assez de forêts en Pologne pour produire le papier de ces affiches. ».
La Shoah qui a visé les Juifs, mais il y eut aussi des victimes polonaises non juives
Avec leur loi mémorielle, les Polonais demandent à être reconnus comme une nation victime et non pas co-responsable des crimes commis par une autre nation sur leur territoire. Ce faisant, ils ne nient pas que le sort des Juifs a été encore bien pire que le leur. Néanmoins, ainsi que le montre cet éditorial de Danusha Goska qui prend la défense des Polonais dans le journal israélien Haaretz, les Polonais vont avoir pour cela à vaincre des préjugés bien ancrés chez les Juifs !
Il y a bien eu aussi de vrais collabos parmi les Juifs !
Par ailleurs, Mateusz Morawiecki a transgressé un deuxième interdit avec la réponse donnée à Munich. Ce deuxième interdit concerne le statut des Juifs : tous dans le camp des victimes de la Deuxième guerre mondiale, aucun d’entre eux ne ferait partie du camp des bourreaux, des criminels ou des collabos. Or, chez les Juifs comme chez les autres, il y a évidemment « des gens bien » et des salauds. Le contexte extrême de l’occupation allemande en Pologne a fait ressortir chez beaucoup de personnes le meilleur ou bien le pire. La plupart des Juifs ont bien évidemment été des victimes de l’atroce politique génocidaire de l’Allemagne nationale-socialiste. Certains ont été des héros, et même de grands héros, comme pendant le soulèvement du ghetto de Varsovie d’avril-mai 1943, et d’autres ont été des salauds.
Pour s’en convaincre, le mieux est d’aller rechercher les témoignages d’autres Juifs, témoins directs du calvaire de leur peuple. Il serait bien, suggèrent certaines voix en Pologne, que le Premier ministre israélien lise par exemple les chroniques du ghetto de Varsovie d’Emanuel Ringelblum. Ce Juif polonais, qui était à la fois historien et politicien sioniste, y parle de l’action de la police juive dans le ghetto, décrite comme extrêmement corrompue, immorale et faisant preuve d’une brutalité et d’un zèle absolument écœurants au moment des déportations des Juifs du ghetto vers les camps d’extermination.
Ringelblum était en outre révulsé par le type de personnes qui avaient accepté de faire ce travail pour les Allemands : majoritairement des membres de l’intelligentzia juive. La plupart des officiers de la police juive étaient selon Ringelblum des avocats avant la guerre. La brutalité de la police juive était très souvent, toujours selon Ringelblum, supérieure à celle des Allemands, des Lettons et des Ukrainiens. Pire encore, ces Juifs qui chargeaient vieillards, malades, femmes et enfants sur les chariots pour les emmener sur l’Umschlagplatz, la place où ils étaient transférés dans les wagons à bestiaux qui les emmenaient jusqu’à leur lieu d’extermination, cherchaient et attrapaient même les Juifs qui avaient réussi à échapper aux Allemands en se cachant.
Un autre chroniqueur juif polonais, Baruch Milch, a décrit le rôle des Judenrats, les administrations juives des ghettos, qui pillaient leurs concitoyens pour se remplir les poches et acheter leur propre sécurité et celle de leur famille aux Allemands. Baruch Milch a lui aussi, comme nombre d’habitants du ghetto, décrit la grande brutalité de la police juive des ghettos agissant sous les ordres des Judenrats.
Les archives contiennent de nombreux témoignages retrouvés dans les décombres des ghettos car, ainsi que nota Ringelblum lui-même dans son journal, « tout le monde écrivait. Journalistes et écrivains, cela va de soi, mais aussi les instituteurs, les travailleurs sociaux, les jeunes, et même les enfants. Pour la majeure partie, il s’agissait de journaux dans lesquels les événements tragiques de cette époque se trouvaient réfléchis par le prisme de l’expérience vécue personnelle. Les écrits étaient innombrables ».
Ringelblum, qui participa au soulèvement du Ghetto de Varsovie en 1943, parviendra à s’échapper du ghetto avec sa femme et son fils. Malheureusement, en mars 1944, leur repaire fut découvert par la Gestapo qui les assassina ainsi que 35 autres Juifs et la famille de Polonais qui les cachaient.
Dans la ville de Lodz (Łódź), les chroniques écrites au jour le jour par des Juifs dévoilent dans le détail la collaboration de celui qui s’appelait lui-même le « roi » de l’Etat juif de Lodz, Chaim Rumkowski. Rumkowski, homme d’affaires avant la guerre, fit du ghetto juif un complexe travaillant ardemment pour l’industrie allemande avec la conviction que cela garantirait la survie des siens. Il fit émettre une monnaie à son nom et imprimer des timbres-poste à son effigie. Seuls les Juifs avaient le droit et l’obligation de se trouver sur le terrain du ghetto. Deux chrétiens parvinrent à y pénétrer à Lodz : un Polonais et un Tchèque. Ils se firent prendre par la police juive de Rumkowski qui les remit aux Allemands. Le Tchèque était entré dans le ghetto à la recherche de sa fiancée. Le 4 septembre 1942, quand les Allemands lui demandèrent, pour les envoyer dans les camps d’extermination, de leur livrer 20.000 personnes dont tous les enfants de moins de dix ans, les personnes de plus de 65 ans et les malades, Chaim Rumkowski prononça devant ses concitoyens un discours qui est resté marqué dans les mémoires sous le nom de « Donnez-moi vos enfants ». Rumkowski et sa famille seront finalement déportés eux aussi avec le dernier transport pour Auschwitz en août 1944.
Faire appel aux témoignages des Juifs polonais morts pour défendre la Pologne face à Israël et aux organisations juives
Pour Ewa Kurek, historienne polonaise spécialiste des relations judéo-polonaises, qui s’exprimait le 19 février dans Nasz Dziennik, ce sont les Juifs morts qui peuvent défendre la Pologne dans le conflit actuel avec Israël. La Pologne doit enfin traduire dans différentes langues toutes ces archives rédigées en yiddish et les publier.
Les Juifs demandent à pouvoir s’exprimer librement sur le passé. Contrairement à ce qui a été dit dans les médias israéliens, la nouvelle loi mémorielle en vigueur en Pologne ne le leur interdit pas. Mais pourquoi refuseraient-ils ce droit aux Polonais ? En parlant du droit de parler des criminels polonais, mais aussi juifs, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, n’en déplaise à son homologue israélien Benyamin Netanyahou, a certes blessé la sensibilité de nombreux Juifs, mais il n’a rien dit qui soit contraire à la vérité historique.
De Varsovie
Olivier Bault
correspondant de reinformation.tv en Pologne