Du « légalisme », du « rigorisme », une critique « entraînée par un esprit mauvais pour susciter des divisions »… Tels sont les mots employés par le pape François pour qualifier la missive à laquelle il n’a jamais voulu répondre. Devant le silence romain persistant, les cardinaux Raymond Burke, Joachim Meisner, Walter Brandmüller et Carlo Caffarra ont décidé de rendre publics, lundi 14 novembre, leurs « Dubia » réclamant au chef de l’Eglise cinq éclaircissements précis, à propos de son exhortation apostolique Amoris Laetitia.
C’est tout l’édifice de la morale catholique qui est en jeu dans ce foyer de confusion qui jette un doute sur les questions de l’indissolubilité du mariage et la communion des divorcés-remariés. Mais il semble que le Saint-Siège soit certain de son incertitude…
Une critique d’Amoris Laetitia qui n’est « pas honnête »
Le pape dit peut-être que cela ne l’empêche pas de dormir (sic), son quasi porte-parole, le Père Antonio Spadaro, prétend aussi en rire. Le sujet est néanmoins suffisamment grave pour que François annule sa réunion prévue samedi avec les cardinaux du Consistoire. Les vagues sont trop hautes ! Et plusieurs sources de Santa Marta ont certifié au journaliste catholique Edward Pentin que le pape « n’est pas heureux du tout » et même, selon leurs mots, « bouillant de rage »…
Sa réponse, forcée par le caractère médiatique de la publication, il l’a donnée dans une interview au journal italien Avvenire, vendredi dernier (sans jamais nommer les quatre évêques) : « Certains – je pense à certaines réponses à Amoris Laetitia – persistent à ne voir que le blanc ou le noir, alors qu’il faut plutôt discerner dans le flux de la vie (…) Certains types de rigorisme découlent du désir de cacher son propre mécontentement sous l’armure. »
Il faut craindre, selon lui, « un certain légalisme, qui peut devenir idéologique » et surtout « susciter des divisions »…
Les quatre cardinaux ? Des « langues de serpent » selon le proche du pape François
Mais la palme revient au quasi porte-parole du pape François, le Père Antonio Spadaro, qui a publié dès ce fameux lundi 14, une série de tweets agressifs où il critique largement les quatre cardinaux, n’hésitant pas à qualifier l’exhortation du pape d’« acte du Magistère », point largement contesté par le cardinal Burke, l’un des signataires des « Dubia ».
Dans l’un d’eux, il donnait à voir une copie d’écran du film « Le Seigneur des Anneaux » où Gandalf invective le manipulateur Gríma, surnommé « Langue-de-Serpent », qui murmure le mal à l’oreille du roi Théoden :« Je ne suis pas passé par le feu et la mort pour deviser avec un vil serpent »…
Un parallèle hallucinant qui a fini par être retiré par Spadaro lui-même… mais trop tard pour qu’il ne soit pas repéré. Les auteurs des « Dubia » sont donc des espions-traîtres à la solde de Saruman ? Nous sommes arrivés bien loin. C’est dire si la dispute est de fond, bien que Spadaro ne parle que de « querelles ecclésiastiques ».
Les cinq « Dubia » des quatre cardinaux – « le Saint-Père a décidé de ne pas répondre »
Les « Dubia » ont été publiées simultanément, dans des journaux du monde entier, le 14 novembre dernier – deux mois après leur envoi au Saint-Siège. Les quatre cardinaux qui ont signé cette lettre et la publient maintenant ne font pas partie du groupe de ceux qui, il y a un an, au début de la seconde session du synode consacré à la famille, avaient remis à François la fameuse lettre « des treize cardinaux ». Loin d’innover avec ces « dubia », ils utilisent une pratique séculaire qui consiste à demander des éclaircissements à propos de sujets particuliers concernant la doctrine ou la pratique, via des questions formelles demandant simplement un « oui » ou un « non ».
Le chapitre VIII d’Amoris Laetitia est particulièrement visé, qui génère des interprétations trop différentes, « même au sein du collège épiscopal »…
Ainsi, les cinq questions tentent de savoir non seulement, si « oui » ou « non » les divorcés qui ont contracté une nouvelle union – dans certaines circonstances – peuvent ou non avoir de nouveau accès aux sacrements (« admettre à la Sainte Eucharistie une personne qui, étant liée par un lien matrimonial valide, vit « more uxorio » »).
Mais également, si, d’une manière plus fondamentale, il existe toujours des « absolus moraux », des « actes intrinsèquement mauvais » où aucun discernement des circonstances ou des intentions n’est nécessaire. Si l’on peut encore parler de « situation objective de péché grave habituel ». S’il est encore rigoureusement dénié aux circonstances ou aux intentions « de transformer un acte intrinsèquement malhonnête de par son objet en un acte subjectivement honnête ou défendable comme choix »…
Enfin, si la conscience reste bien parfaitement toujours « dépendante de la vérité ». Amoris Laetitia semble en effet « justifier une herméneutique ‘créatrice’ du rôle de la conscience morale » : cette dernière se permet de décider et de légitimer des exceptions aux normes morales absolues, ce qu’elle ne devrait jamais être autorisée à faire…
« Prévenir des divisions et des oppositions au sein de l’Église »
Mgr Burke l’a redit dans une interview au National Catholic Register : « L’initiative vise à une seule chose, à savoir le bien de l’Eglise, qui, en ce moment, souffre d’une terrible confusion au moins sur ces cinq points. »
Et pour cela, il affirme être prêt à aller jusqu’au bout de cette démarche : « Si l’Office pétrinien ne respecte pas ces principes fondamentaux de la doctrine et de la discipline, alors, dans la pratique, la division est entrée dans l’Église, ce qui est contraire à sa nature même (…). S’il n’y a pas de réponse à ces questions, alors je dirais que ce serait une circonstance pour poser un acte formel de correction d’une erreur grave. »
Car les spectres du subjectivisme et du relativisme planent… Et ce sont, in fine, bien d’autres aspects de la vie chrétienne qui pourraient être touchés. La division générée au sein de l’Eglise serait immense – certains parlent déjà de « schisme ».
Un schisme ?
Mais le pape accuse ces fauteurs d’être des ferments de « divisions »… Étonnant paradoxe ! Alors que les cardinaux tentent justement d’abolir tous les embryons de confusion contenus dans Amoris Laetitia… de sauver le texte en somme ! Mais on ne le sauvera pas malgré lui : Amoris Laetitia doit visiblement rester dans ce flouté magistral, dans « le flux de la vie » comme a dit le pape François. Alors que l’Eglise attend des repères confirmés, des références en dur, à l’image des Vérités du Ciel, on préfère nous donner des sables mouvants à l’image de la vie d’ici-bas…
On le sait, des chamboulements sont en cours. Et le mariage en est un des grands chantiers. Il suffit de voir comment vient d’être purgée l’Académie pontificale pour la vie fondée par Jean-Paul II : la majeure partie de la direction de l’institut a été remplacée à la mi-août, des groupes de jeunes chercheurs (entendez : novateurs) ont été institués… On peut craindre la teneur du futur « Vade-mecum pour une nouvelle pastorale familiale » qui doit être publié en janvier 2017.
Relativisme et dialectique : les deux leçons de l’ignorance des « Dubia »
Cet « épisode » (le mot est faible) de l’ignorance des « Dubia » est doublement grave. Il l’est évidemment dans cette volonté persistante de flou pastoral qui met à mal l’application concrète de la communion des divorcés-remariés et remet en cause des notions chrétiennes fondamentales, comme la notion de « mal objectif », soumettant les fidèles plus que jamais au danger du subjectivisme moral et du relativisme doctrinal.
Il l’est aussi, et c’est frappant, dans cette absence de réponse du pape François, cette acceptation de l’existence de la critique en tant que telle, sans chercher à lui répondre, que ce soit dans un sens ou dans un autre, pour la réfuter ou pour lui donner raison.
Le pape a déjà fait comprendre qu’il était un fervent partisan de l’opposition, comme élément constitutif et vital. « Les oppositions aident. La vie humaine est structurée sous forme oppositive. Et c’est ce qui se passe encore aujourd’hui dans l’Église. Les tensions ne sont pas nécessairement résolues et « homologuées » [aplanies, fondues], elles ne sont pas comme les contradictions. » écrivait-il au père Spadaro en introduction au livre Dans tes yeux est ma parole.
Mais le pape laisse volontairement se durcir l’opposition, sans plus chercher à faire l’unité, au-dessus. Et que ces oppositions sont en fait bien plutôt des contradictions, comme l’ont souligné les quatre cardinaux.
François veut-il faire courir à l’Eglise « le risque de se salir avec la boue de la route ? » (Evangelii gaudium, 45) Clairement, l’on s’oriente vers une cristallisation de deux positions qui, jusque-là, ne se voyaient pas ou pas trop dans l’Église issue du Concile.