Anticolonialisme et affirmation des souverainetés nationales sont au cœur du discours contemporain russe au point de justifier même l’invasion de l’Ukraine, dépeinte comme une sorte de « colonie » de l’Occident. Mais ce discours, qui rappelle follement celui du temps de l’URSS, cache la course vers la création de grands blocs régionaux dans le monde, excellent marche-pied vers un monde globalisé, socialisé. En témoigne un article publié il y a une semaine par geopolitoka.ru, organe de réflexion géopolitique dans la nébuleuse des sites de l’oligarque Konstantin Malofeev et du gnostique Alexandre Douguine, dont bien des idées pointent à travers les discours actuels de Vladimir Poutine. Ainsi geopolitika.ru explique-t-il sous la plume d’Alexandre Bovdunov que l’eurasisme et le panafricanisme font face aux mêmes défis et apportent les mêmes réponses civilisationnelles. Et c’est très éclairant.
L’eurasisme et le panafricanisme, nés d’une réaction à l’universalisme (catholique)
On y apprend que la création de ces deux blocs serait le fruit d’une réaction à la domination occidentale :
« L’intégration eurasienne est l’une des principales priorités géopolitiques de la Russie, tandis que l’intégration africaine est une priorité pour les pays africains. Ces deux concepts sont nés au sein de leurs courants idéologiques respectifs : l’eurasisme et le panafricanisme. Malgré les différences apparentes entre les eurasistes et les panafricanistes, il existe d’importantes similitudes structurelles entre ces idéologies, qui peuvent être résumées dans le schéma “défi-réponse” d’Arnold Toynbee. Il s’agit essentiellement de problèmes de civilisations similaires, de civilisations non occidentales confrontées aux problèmes de l’occidentalisation, de la modernisation, de la mémoire historique et du projet d’un avenir enraciné dans la tradition. »
C’est le rejet de l’universalisme occidental qui serait à l’œuvre : universalisme à multiples facettes, puisqu’il peut recouvrir le discours des droits de l’homme ou la diffusion de produits culturels anglosaxons comme le catholicisme lui-même, et sa mission de convertir les nations. Aucune distinction n’étant faite à cet égard, on comprend bien que tout est visé.
Pour l’auteur, les théoriciens de l’eurasisme et du panafricanisme ont en commun d’avoir été en proche contact avec l’« Ouest ». Côté russe, ils ont selon Bovdunov « opposé l’Occident non pas au monde slave, mais à l’Eurasie en tant que lieu de développement, établissant le discours de l’unicité et de l’altérité de la Russie par rapport aux cultures de l’Ouest et de l’Est ». Ainsi, « l’eurasisme combine deux idées clés : le caractère unique de la civilisation eurasienne et la nécessité d’unifier l’espace géopolitique (politique et économique) eurasien », écrit-il.
Le panafricanisme alimenté par le sentiment anticolonial (nourri par Moscou)
En Afrique, le sentiment anticolonial et le désir d’exalter l’histoire africaine ont alimenté le panafricanisme, assure Bovdunov, qui ajoute : « Le discours anticolonialiste général était cohérent avec les positions défendues par les Eurasiens. Finalement, les panafricanistes ont également commencé à parler de l’indépendance et de l’unification de l’Afrique, qui est devenue une idée clef d’auteurs tels que Cheikh Anta Diop, Léopold Senghor et d’autres, et la base des projets politiques de dirigeants tels Modibo Keita, Sekou Toure, Kwame Nkrumah, Toma Sankara ou Mouammar Kadhafi. »
Et de renvoyer vers l’un des grands inspirateurs de ces mouvements :
« Les Eurasiens de Russie ont été les premiers parmi les émigrés russes à s’intéresser et à revoir les écrits du fondateur du traditionalisme, René Guénon. Ils étaient eux-mêmes favorables à un retour de la Russie aux racines de sa tradition orthodoxe, dans le respect des traditions des autres peuples. Cette position a trouvé son prolongement le plus approprié dans le néo-eurasisme d’Alexandre Douguine, qui a transformé l’opposition à l’Occident des premiers Eurasiens en une opposition paradigmatique entre la modernité et la tradition. »
L’exaltation de la « tradition » par la Russie actuelle n’est pas liée à ce que peut en penser un catholique, qui reconnaît ses racines judéo-chrétiennes et qui glorifie l’apport de la « colonisation » gréco-romaine : elle est d’ordre gnostique et maçonnique et même occultiste, faisant appel au temps long et à la prétendue égale valeur des différentes traditions des grandes religions mondiales, bien en phase avec le relativisme moderne et la marche vers la spiritualité globale.
Bovdunov rappelle que les panafricains s’abreuvent aux mêmes sources :
« Il en va de même pour le panafricanisme contemporain, qui est également influencé par la philosophie traditionaliste. Ce sont principalement les idées de Kemi Seba, président de l’ONG Urgences Panafricanistes. Cependant, les idées de la renaissance africaine exprimées par l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki sont également inhérentes à une attitude critique à l’égard de la modernité. »
De fait, le musulman Kémi Séba se réclame de Guénon pour justifier sa propre approche de l’« islam originel » et se présente lui-même en prophète du panafricanisme.
Mêmes défis pour l’eurasime et le panafricanisme
Bovdunov cite des chercheurs africains zimbabwéens pour expliquer les objectifs des panafricanistes :
« Dans une large mesure, l’invitation à participer à la Renaissance africaine est aussi une invitation à revitaliser l’Afrique à travers ses langues et ses philosophies. (…)
« Alors que les premiers panafricanistes croyaient initialement que l’avenir de l’Afrique résidait dans l’adoption du capitalisme, du christianisme ou même du marxisme, au début du 21e siècle, en particulier avec l’appel à une renaissance africaine, il y a eu une reconnaissance implicite et explicite que les outils et les structures de la modernité n’avaient pas réussi à changer radicalement les conditions de vie des Africains pour le mieux. »
Leur idéal ? La création d’« Empires » qui sachent allier la résistance au colonisateur en construisant « une nouvelle union englobant l’ensemble du grand espace africain sur la base de la paix et de la fraternité mutuelle plutôt que de l’assujettissement et de l’esclavage », comme l’écrit Bovdunov.
Avec le blanc-seing de Malofeev et Douguine – puisque ceux-ci dirigent les sites diffusant de telles idées – Bovdunov conclut :
« La pensée politique des Eurasiens était organisée selon des lignes similaires à l’image de l’Empire passé. Ils s’inspiraient du passé historique commun et étaient fiers de l’édification de l’Etat par leurs ancêtres, mais n’étaient pas favorables à la recréation de l’Empire russe sous ses formes antérieures, mais plutôt à la construction d’une nouvelle entité d’intégration étatique sur la base des principes du nationalisme pan-eurasien. Cette position eurasienne peut être exprimée dans les propos du président russe V.V. Poutine sur le défunt empire soviétique : “Celui qui ne regrette pas l’effondrement de l’URSS n’a pas de cœur. Et celui qui veut lui redonner sa forme d’antan n’a pas de tête.”
« La symétrie entre l’eurasisme et le panafricanisme est un argument supplémentaire en faveur de la coopération et du soutien entre les deux idéologies. Confrontés à des défis similaires, les Russes et les Africains suivent des voies similaires pour surmonter l’Occident, la modernité et leur passé en créant de nouvelles formes politiques sur la base de la tradition. L’étude des idées de l’autre peut enrichir considérablement le discours eurasien et panafricaniste et stimuler l’imagination politique des porteurs des deux idéologies. »
C’est bien un « traditionalisme » gnostique qui est ici prêché, et une sorte de symétrie entre les grands blocs africain et eurasien, avec un ennemi commun. L’Occident.