« L’âge eurasien et sa nouvelle civilisation » : comment le “think tank” Katehon, proche du Kremlin, voit l’avenir

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C’est souvent passionnant de suivre les publications du think tank russe Katehon, dirigée par le milliardaire Konstantin Malofeev – le fondateur de Tsargrad TV, proche de Vladimir Poutine et grand champion des valeurs familiales et chrétiennes… orthodoxes et surtout russes – où la parole est souvent donnée au gnostique auto-proclamé Alexandre Douguine. Il y a une quinzaine de jours le site publiait un article de Doğu Perinçek, nationaliste turc et homme politique du parti de la Patrie turque, ancien maoïste admis récemment dans le cercle du pouvoir d’Erdogan malgré ses ridicules résultats aux dernières élections, lui-même fréquent interlocuteur d’Alexandre Douguine depuis les années 1990. Au lendemain du jour où la télévision francophone de Russia Today, rt.com a étrenné ses programmes en France, il n’est pas inutile de voir comment un organe d’information et de réflexion proche, lui aussi, du Kremlin, voit « l’âge eurasien et sa nouvelle civilisation ».
 

Katehon et le monde multipolaire : un “think tank” proche du Kremlin

 
C’est sous le mot-clef « multipolarité », récurrent chez Katehon, que le site publie la conférence donnée le 3 décembre dernier par Perinçek lors des rencontres du parti communiste chinois (CPC) avec des représentants de nombreux partis politiques du monde entier à Pékin. Soit dit en passant, une petite dizaine de textes de Doğu Perinçek a déjà été repris par Katehon depuis janvier 2016. Complaisant pour la Chine (toujours communiste), jouant sur les « défaites des agressions américaines », l’homme politique voit le champ libre – à travers une coopération avec la Chine et la Russie – pour tous les pays qui « recherchent l’indépendance et le bien-être ». A travers le socialisme, et toujours dans une optique de lutte des classes.
 
Il s’agit clairement pour Doğu Perinçek, et pour Katehon qui répercute ses propos, de saluer ce qui se passe en Chine, notamment avec le coup d’Etat perpétré lors du 19e congrès du CPC par Xi Jinping. Perinçek, avec son parti, le Vatan Partisi, a connu une Chine adepte des relations bilatérales avec les parties de pays tiers et a fait, à ce titre, de nombreux voyages officiels en Chine communiste depuis 1975, où il dit avoir trouvé une claire volonté de ne pas peser sur les politiques internes des différents partis étrangers qui avaient le droit, selon la Chine, de tenir compte de leur réalité nationale. Désormais le PC chinois s’adresse à tous les partis ensemble. Parce que « le monde entre dans une nouvelle ère. Un nouvel ordre est en voie de fondation ».
 
Nouvel ordre qui fait basculer l’équilibre : sur le plan militaire, l’Asie occidentale représentée par la Turquie, la Russie, l’Iran, la Syrie et l’Irak est la nouvelle force qui compte, selon Doğu Perinçek. Sur le plan économique, « l’Asie est devenue la locomotive du monde, représentée par la Chine et l’Inde ». « En termes politiques, l’Europe représentée par l’Allemagne et la France défient le système atlantique », estime Doğu Perinçek. Tout cela pris ensemble annonce selon lui « l’essor de l’Eurasie ».
 

Le nouveau bloc eurasien croit en son avenir

 
En somme, c’est ce nouveau bloc, d’une puissance sans précédent, qui se constitue face à l’atlantisme si décrié, notamment dans certains milieux de droite en France qui, face aux Etats-Unis, sont prêts à vanter aussi bien les pays des BRICS que l’islam chiite face aux sunnites soutenus par le « Satan » américain. Ainsi « la Turquie se bat contre le terrorisme soutenu par l’impérialisme US », a déclaré Doğu Perinçek à Pékin – elle qui grâce au minuscule Vatan Partasi serait en train, petit à petit, de créer l’union de facto de l’Asie occidentale.
 
Qui en fait partie ? L’Iran, Irak, la Syrie, Liban, l’Azerbaïdjan, la Russie et la Turquie, noyau de cette nouvelle puissance qui devra être au cœur de la réalisation de l’Union eurasiatique. Pour cela il faut certes un épouvantail et c’est encore mieux si c’est un épouvantail réel : ainsi fonctionne la dialectique.
 
Que cet objectif soit révolutionnaire, on ne s’en cache pas. En Turquie, selon Doğu Perinçek, le peuple s’unit autour de la figure (maçonnique, faut-il le préciser ?) de Mustafa Kemal Atatürk. Simple glissement de pouvoir au sein du grand camp impérialiste-capitaliste ?, se demande l’auteur. « Ou sommes-nous à l’orée de la naissance d’une nouvelle civilisation ? »
 
On devine la réponse. Il y a des civilisations qui n’ont pas bonne presse sur Katehon – d’où un rapide coup de pied décoché par l’auteur en direction de la colonisation espagnole, portugaise, puis néerlandaise, britannique et enfin américaine, qui a imposé à divers degrés le mode de vie capitaliste. Joyeux amalgame…
 

Russie, Inde et Chine préparent l’âge eurasien (l’Occident chrétien n’y représente pas grand-chose)

 
Cette hégémonie, assure Doğu Perinçek, ne pourra pas être imitée par la Chine et l’Inde qui à eux deux ont représenté plus de 50 % de la croissance mondiale en 2016. Et ce n’est d’ailleurs pas souhaitable : « L’humanité fait face à des problèmes qui ne peuvent être résolus à l’intérieur du capitalisme, dans le cadre de la propriété privée, du profit privé et de l’égoïsme. » Le rêve est clairement socialiste.
 
L’auteur poursuit : « Le capitalisme détruit le plafond du monde. Le capitalisme ne détruit pas seulement la nature, il détruit l’humanité elle-même. Le capitalisme impérialiste, devenu une organisation de type mafieux, n’a ni la possibilité ni les ressources pour résoudre ses contradictions avec la nature et l’humanité. Nous sommes arrivés au bout du système. Dans certaines conditions, le système impérialiste capitaliste est fermé par-dessus tout aux économies émergentes. Toutes les sociétés en voie de développement ne peuvent trouver un espace pour vivre qu’en remettant en question et en surpassant les limites du capitalisme. Les pays en voie de développement comme la Chine et l’Inde sont donc en position de devenir des exemples pour l’humanité, pour montrer comment vaincre le capitalisme. Ces deux pays sont en tête de liste pour rejeter le pourrissement à l’intérieur du capitalisme. »
 
Faisons une pause. Le système communiste chinois, avec ses persécutions religieuses, sa surveillance, sa pensée unique, ses politiques tyranniques en matière de planning familial, ses armées d’esclaves ou de prisonniers assurant l’enrichissement d’une minorité (certes de taille, mais c’est une population gigantesque) grâce à des salaires de misère et avec toute la gabegie d’une économie planifiée et adepte de la concurrence déloyale, serait donc le rêve auquel peut aspirer l’humanité opprimée en Occident…
 

Katehon, Kremlin : de Poutine à Douguine en passant par Malofeev

 
Mais Doğu Perinçek poursuit. L’Asie, avec ses poids-lourds que sont la Chine et l’Inde, vise « le développement par le partage » : « La Chine et l’Inde sont des pays qui n’avancent pas sur la route de la guerre mais sur la Route de la soie », commente aimablement l’auteur qui salue notamment à Xi Jinping, présenté à l’opinion publique mondiale comme « le leader le plus puissant après Mao ».
 
Et comment cela se fera-t-il ? Par le communisme, évidemment. « Avec les décisions de son comité central du 29 octobre 2016 et spécialement grâce à la ligne fixée par le 19e congrès national, le parti communiste chinois s’est engagé à s’opposer sérieusement à toute politique qui augmenterait les privilèges de classe au sein de la Chine. Sans nouvelle bourgeoisie à l’intérieur, il ne saurait y avoir de politique d’hégémonie à l’extérieur », clame Doğu Perinçek.
 
Faut-il prendre pour argent comptant sa promesse que la Chine ne recherchera jamais l’hégémonie à l’extérieur ? Nous retiendrons pour l’instant ce qu’en dit le leader turc, approuvé par les penseurs de Katehon puisqu’ils répercutent ses propos sans réserve : « Le secrétaire général du CPC et président de la Chine, Xi Jinping exprime la même position. Plus impressionnante encore est la voie qu’emprunte la Chine aujourd’hui. La Chine suit la voie de Mao, cherchant à éviter les différences de classes, et elle porte la même confiance en elle. L’Inde a aussi une tradition populaire, fondée sur le peuple : elle ne pourra pas devenir un pays impérialiste au sud de la Chine. »
 
Mais si ce ne sont pas des hégémonies étatiques qui attendent le monde, à quoi sert de faire l’Eurasie ? A imposer une idée. L’idée révolutionnaire et communiste. C’est cette « Nouvelle civilisation » que Doğu Perinçek appelle de ses vœux.
 

Doğu Perinçek, ancien maoïste turc, vante la Chine de Xi Jinping

 
« Le programme fondamental de cette civilisation est la production et le développement par le partage. Cette civilisation n’est pas fondée sur le profit privé, sur le capitalisme devenu mafia, sur le colonialisme ou l’hégémonie. La Nouvelle civilisation se développe en direction de l’indépendance des pays, de l’économie de production, de la gouvernance par le peuple et pour le peuple, de la dominance de la sphère publique, de la laïcité et des positions révolutionnaires. » Voilà qui a le mérite de la clarté.
 
D’ailleurs, tout cela repose sur un « héritage révolutionnaire d’au moins 200 ans en Asie », selon l’auteur, qui va permettre l’avènement de l’Age de l’Asie face à « l’écroulement du Système atlantique ». Oui, ce sont bien les révolutions – athées, communistes, islamiques ou un mix de tout cela –, les « révolutions démocratiques de la Russie, de la Turquie, de l’Iran et de la Chine et la lutte de l’Inde contre le colonialisme qui ont été les hérauts au début du XXe siècle de l’avènement de l’Age de l’Asie », pour Doğu Perinçek. Les rejoignent, « à l’est », les continents africain et latino-américain : « les ailes de l’Asie révolutionnaire ». Il est vrai que la Chine y est omniprésente, et qu’ils ont été très tôt le terrain de jeu du communisme.
 
Voici donc saluées dans une même euphorie révolutionnaire, annonçant la « Nouvelle civilisation », de nombreuses expériences passées : les « tentatives de fonder le socialisme » à l’Est désignées par le slogan de Lénine, « Europe réactionnaire, Asie progressiste », « les Six flèches de la révolution kémaliste ; le principe des Trois peuples de Sun Yat Sen et les théories de Mao Zedong à propos de la nouvelle révolution démocratique et la révolution ininterrompue dans la construction du socialisme ; les principes d’indépendance et des gouvernements qui servent les peuples de Gandhi en Inde et de Jinnah au Pakistan ; les guerres de libération nationale et les expériences révolutionnaires conduites par Kim Il-sung en Corée et Ho Chi Minh au Vietnam ; les voies nationales et démocratiques de Nasser et de Ben Bella dans le monde arabe ; l’héritage de la lutte révolutionnaire en Amérique latine depuis Bolivar à Fidel Castro ». Beau tableau de chasse de dictateurs sanguinaires, dira-t-on : mais non – dans la bouche de Doğu Perinçek c’est un martyrologe.
 

La Nouvelle civilisation, c’est le socialisme international

 
Pour définir la Nouvelle civilisation, l’auteur qui a les honneurs de Katehon a besoin de peu de mots : « C’est la civilisation des révolutions démocratiques nationales et l’ouverture au socialisme. »
 
Et voici les ressorts de son utopie :
 
«  A l’individualisme, la Nouvelle civilisation oppose la philosophie de la communauté.
 
«  Contre le profit individuel, la Nouvelle civilisation apporte le profit pour tous.
 
«  Contre le casino à l’échelle mondiale et le capitalisme financier de type mafieux, la Nouvelle civilisation est rébellion en faveur du travail et d’une civilisation de la production.
 
«  La Nouvelle civilisation se construit sous le leadership de la sphère publique et avec la contribution de l’initiative privée, unis sur le fondement des besoins de la nation dans une économie mixte.
 
« La Nouvelle civilisation s’oppose aux pensées réactionnaires religieuses ou sectaires, au séparatisme ethnique et au terrorisme qui est un instrument de l’impérialisme. En ce sens, la Nouvelle civilisation est laïque et elle recherche la paix chez soi et dans le monde.
 
«  Contre l’impérialisme en tant que dernière phase du capitalisme et contre le système hégémonique qui l’accompagne, la Nouvelle civilisation crée l’atmosphère d’un monde paisible fondé sur l’indépendance, l’égalité et les intérêts mutuels pour les Etats.
 
«  La Civilisation atlantique qui s’effondre s’était érigée sur l’exploitation, le pillage et la domination par les armes au profit de quelques Etats.
 
« La Nouvelle civilisation surgit grâce au développement par le partage. »
 
On pourrait consacrer un long commentaire critique de toutes ces assertions. Bornons-nous à remarquer que c’est un rêve mondialiste, internationaliste, socialiste et sans Dieu, construit sur le modèle de la Révolution où il plonge ses racines, avec des promesses de lendemains qui chantent, fondamentalement hostile à la civilisation occidentale, catholique ou chrétienne, dénoncée certes dans ses excès et dans ses fautes – mais ceux-ci sont abusivement confondus avec elle. L’économie de partage – un mot qui revient, avec celui de communauté, aussi bien chez les nouveaux globalistes du Forum économique mondial que dans les colonnes de Katehon – est brandie comme la solution face à des problèmes souvent créés précisément dans le monde actuel par la collusion du communisme asiatique avec le capitalisme, qui a permis le développement économique de ce monde-là au détriment de tant de petites gens en Occident…
 

Une « Nouvelle civilisation » révolutionnaire a les honneurs de Katehon

 
On ne s’étonnera pas de voir la conclusion de la conférence de Doğu Perinçek devant le parti communiste chinois, reprise avec gourmandise par Katehon, remonter aux premières grandes Révolutions des dix-septièmes et dix-huitièmes siècles, en Angleterre, en Amérique et en France.
 
Ce jeu de la dialectique est très loin d’être terminé. S’il est vrai qu’en France et dans bien d’autres pays développés il a pris la forme de l’idéologie du genre, dans sa phase nihiliste ultime, il y a encore des luttes à exploiter. Ainsi l’exprime Doğu Perinçek : « Au XXe et au XXIe siècle, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine ont été témoins des révolutions démocratiques du monde opprimé. Les pauvres et les opprimés du monde sont précisément ces pays qui se développent et qui progressent. La Nouvelle civilisation est aujourd’hui en voie de construction par les pauvres et les opprimés d’hier. Par conséquent, la Nouvelle civilisation n’est pas construite par l’impérialisme mais par ceux qui se rebellent contre celui-ci. A partir de maintenant, la démocratie et la paix sont la démocratie et la paix que font advenir les révolutions nationales démocratiques. »
 
On objectera que cela n’a pas grand-chose à voir avec une Russie qui renoue ostensiblement avec ses racines orthodoxes, ou en tout cas sa tradition césaro-papiste. Mais dans le grand rêve multipolaire où la Russie et la Chine déplacent les équilibres, c’est une musique qui ne détonne pas. Avec tout ce que les projets humains ont d’incertain, de contradictoire parfois, de mensonger, de grandiloquent…
 
Il n’empêche : nous sommes ici face à un plan assumé, et d’une idéologie peu appétissante.
 

Jeanne Smits