Membre du « C9 » du pape François, président de la conférence des évêques d’Allemagne, le cardinal Reinhard Marx s’est exprimé dans un entretien accordé à la revue germanophone Herder-Korrespondenz – dans sa livraison du mois de janvier 2018 – où il expose sa pensée sur le changement au sein de l’Eglise. Il plaide en particulier pour une vision nouvelle de la morale sexuelle de l’Eglise, s’inscrivant dans un courant de « changement » en cette cinquième année du pontificat, plus respectueux de la « conscience » et de la « dignité » de l’homme. C’est la question du « changement » qui est centrale dans sa conversation avec les journalistes, et elle « se pose continuellement dans l’histoire de l’Eglise », selon ce cardinal qui a décidément l’art de tordre des notions vraies pour aboutir à une révolution…
L’article est long, riche, et surtout, il est programmatique. C’est une sorte de rapport d’étape qu’il faut connaître pour comprendre où certains veulent mener l’Eglise.
Le cardinal Reinhard Marx du « C9 » du pape parle de l’avenir de l’Eglise
Les journalistes de Herder, Stefan Orth et Volker Resing, n’hésitent pas à pousser le cardinal dans ses retranchements, non sans une certaine complaisance d’ailleurs. Tout commence avec une protestation d’attachement à la « Révélation unique et irremplaçable », dont le cardinal Marx affirme qu’elle ne sera pas « complètement explorée avant la fin des temps ». Mais s’il est vrai que la richesse de la Parole de Dieu est insondable, elle est aussi cohérente et fidèle à elle-même. C’est ce que le cardinal ne prend pas en compte lorsqu’il affirme : « La notion d’une Eglise qui a reçu une vérité, la saisit dans un texte, puis l’emporte dans l’histoire n’est pas seulement étrangère au monde, mais aussi théologiquement inadéquate. » Là est en effet le nœud de la confusion qui règne au sein de l’Eglise : Dieu s’adapte-t-il à l’histoire – vision hégélienne – comme le voudraient ceux qui rejettent l’idée d’une doctrine et d’une morale données une fois pour toutes, ou la vérité immuable doit-elle être transmise à tous ?
Cela nous vaut des développements sur ce magistère qui doit certes être affirmé comme une manière d’« assurance » mais dans un « processus de communication » qui puisse correspondre à « des temps et à des cultures complètement différents ». Car, affirme le cardinal Marx, « le changement a toujours été la réalité », « nous n’avons pas de philosophie du “semper idem” ». S’il s’agissait seulement de dire que l’environnement de l’homme change et qu’il est plus facile, selon les époques, de l’atteindre par tel ou tel moyen pour lui enseigner la vérité, il n’y aurait rien là de choquant. Mais Notre Seigneur Jésus-Christ ne change pas, précisément : Il est toujours le même, heri, hodie, semper, et sa loi est pour tous et pour chacun.
« Sinon », argue le cardinal pour appuyer son point de vue, « on n’aurait pas besoin de faire de la théologie, on pourrait simplement répéter le catéchisme ». Mais cela laisse de côté le point essentiel de savoir si la théologie approfondit et contemple ce qui est vrai ou adapte une doctrine à une époque. D’ailleurs, le cardinal Marx, réfléchissant au jeune homme qu’il était il y a une cinquantaine d’années, affirme que nous avons « appris beaucoup de choses au cours » de cette période, en modifiant les priorités, par exemple sur la question de « l’importance de l’émancipation des femmes ». Et d’évoquer son « travail scientifique avec Léonardo Boff » – ce théologien de la libération qui revendique un rôle de premier plan dans la rédaction de Laudato si’ – qu’il affirme avoir « traité de manière critique » : « Grâce à cela, j’ai compris que la praxis et la situation concrète de la société constituent une source de connaissance pour la théologie elle-même. La conscience ne détermine pas simplement l’être, l’inverse est également vrai. Cela vaut pour la biographie mais aussi sur le plan culturel. Pour moi, ce fut très important de reconnaître que l’Eglise est à la fois enseignante et apprenante. Certains ne l’ont pas encore compris, même aujourd’hui. Ils savent tout pour ainsi dire et voient l’autre comme celui qui doit apprendre. Alors il n’y a pas de communication possible et je ne peux pas non plus, je crois, évangéliser. »
Un entretien du “Herder” avec le cardinal Reinhard Marx
Dans le contexte de la pensée qu’exprime le cardinal Marx, il s’agit donc de dire que l’Eglise apprend des circonstances, d’autrui, des non-croyants, et apprend d’eux ce qu’elle doit dire et comment elle doit le dire. Un exercice qui a de sérieuses limites, puisqu’elle est d’abord chargée de communiquer Jésus, qui est la Vérité, la Voie et la Vie.
Les journalistes ont posé la question qui s’imposait en effet : que devient alors « la question de la vérité » ? « En tout cas, je ne peux pas dire que je possède la vérité », répond le cardinal Marx. En effet, comment un homme pourrait-il posséder, comprendre la vérité tout entière ? Mais la vraie question est de savoir si l’Eglise est totalement dans la vérité, et si elle s’y croit. Le cardinal Marx estime quant à lui que l’Eglise n’est pas tombée dans ce travers au long de son histoire, « sans quoi la foi serait devenue une pièce de musée ». Ce qui ne laisse pas vraiment de place à la fidélité somme toute miraculeuse de l’Eglise au message unique et définitif du Christ.
Dans cette optique, il est logique que le cardinal Marx poursuive en affirmant que « la théologie et l’Eglise doivent dire que l’émancipation, les droits de l’homme et la démocratie sont des progrès ». Et d’expliquer : « Voilà pourquoi je me suis toujours opposé à la thèse selon laquelle l’Eglise doit être neutre à l’égard de la diversité des formes de gouvernement, comme l’affirmait l’enseignement social catholique au 19e siècle. » C’est un discours qui mène vers l’ingérence dans le temporel.
Le cardinal en tire une réflexion corollaire, affirmant que l’Eglise elle-même doit se soumettre aux principes de base de la doctrine sociale dans la mesure où elle est une organisation humaine dans une logique d’incarnation : « L’Eglise ne peut pas être soumise à des lois complètement différentes de celles des autres secteurs de la société. » Ainsi : « Beaucoup de structures, le niveau de participation, la gestion du personnel, la gestion financière et la culture juridique doivent être mesurés à l’aune de ce que dit la doctrine sociale catholique des sociétés et des organisations humaines, par exemple. Car nous pouvons apprendre beaucoup des sciences sociales. »
Le changement dans l’Eglise : œcuménisme, célibat, rôle des laïcs
Une Eglise démocratique et qui s’adapte aux modifications sociologiques ? On n’en est pas loin. Ce qui amène le cardinal à affirmer qu’un laïc pourrait diriger une congrégation de la Curie. Et à revenir sur la question de l’Eglise « synodale » : c’est cette idée qui justifie selon lui à la fois une certaine diversité et l’unité dans les questions fondamentales dont le successeur de Pierre est le garant. Par exemple, traiter « de quelque chose d’aussi important que le mariage et la famille au-delà de toutes les situations sociales des différents peuples n’est vraiment possible qu’à l’Eglise catholique », constate-t-il. Evacuée, la loi naturelle ? Peut-être pas. Mais au fond la discussion « synodale » est ce qui permet un consensus…
C’est aussi en partant de là que, selon le cardinal Marx, le pape a lors du synode sur la famille « essayé d’élargir la méthode de travail avec les enquêtes préliminaires » – lui-même avoue l’y avoir « beaucoup encouragé ».
Aussi le cardinal Marx refuse-t-il de considérer qu’il y ait un danger de schisme aujourd’hui autour de la morale et d’Amoris laetitia : « N’ayez pas peur ! », a-t-il lancé, le débat est signe de vitalité à condition qu’il soit « productif ». Autrement dit, il y a des discussions qu’on n’acceptera pas : « Si l’on reste implacable, si l’on crée des intrigues… »
Les journalistes y ont vu une allusion aux Dubia des quatre cardinaux. Marx répond, sibyllin : « Je veux dire cela en général et je ne veux pas entrer dans des cas particuliers ici. »
Le cardinal Reinhard Marx rejette la pertinence des “Dubia” à propos d’“Amoris laetitia”
La suite montre cependant qu’il a des idées très nettes, à l’opposé de ces « doutes » soulevés – très nettement là aussi – par les cardinaux Burke et Brandmüller, et ceux que Dieu a rappelés à Lui, Meisner et Caffarra. Et ces idées très progressistes s’expriment aussi bien dans le domaine des traductions liturgiques où le pape a voulu, avec l’évidente approbation du chef de son « conseil », « renforcer la responsabilité des Eglises locales », que dans celui de l’œcuménisme où le travail repose selon le cardinal Marx sur l’assertion du Concile disant que « l’Esprit de Dieu est également présent et travaille dans les autres Eglises et communautés ecclésiales ». « Dans ma propre jeunesse il était absolument interdit d’assister à un office du culte d’une autre dénomination – c’était il n’y a pas si longtemps », s’amuse presque le cardinal. Plutôt que d’expliquer à l’autre ce qu’il pense au nom de la « voix unique » de l’Eglise catholique, Marx se demande s’il ne faut pas « chercher une voie commune ».
« Est-il clair pour nous tous, au sein de l’Eglise catholique, que dans le Credo la mention de l’Eglise catholique ne concerne pas seulement l’Eglise catholique romaine ? Je ne le crois pas ! », regrette-t-il. « Ici ce ne sont pas les textes qui sont importants mais un véritable changement de conscience : prier ensemble et célébrer le culte ensemble. Nous ne pouvons pas nier les différences, mais ce n’est pas pour autant que les autres doivent devenir comme nous », insiste le prélat. Et de saluer le « coup de pouce » donné au dialogue avec les luthériens par le pape François, ajoutant que « si les uns doivent en faire davantage que les autres, il n’y a plus d’œcuménisme : on ne devrait pas s’engager dans les discussions avec des exigences ». Pourquoi cette impression de désir de rencontre plus que de vérité ?
D’ailleurs lorsqu’on l’interroge sur la question de la communion « à la même table » pour les couples mixtes – dont l’un des membres est catholique, l’autre non – le cardinal ne répond pas « non », mais : « Tout en son temps. »
La question des « prêtres mariés » a également été abordée au cours de cette longue conversation. Elle doit être résolue au niveau de l’Eglise universelle, estime le cardinal, qui ne cache pas sa satisfaction de voir commencée « une discussion théologique plus large ». Il ajoute : « Cela doit également être fait avec respect pour ceux qui, il y a quelques années, ont choisi le célibat, s’en tiennent à cette décision et font maintenant leur devoir. On ne peut pas dire simplement que cela n’aurait pas été nécessaire. Je ne veux pas que le célibat des prêtres, que ce soit pour ceux qui sont déjà ordonnés, ou pour ceux qui s’y préparent, soit remis en question, ou que l’on donne l’impression de juger le célibat de quelque façon que ce soit. En tant qu’évêque, j’ai une responsabilité à cet égard, notamment parce que j’ai ordonné de nombreux prêtres au cours de ces vingt dernières années. Mais le pape a évidemment raison : il faut que nous en discutions. »
Autrement dit : on ne change rien… pour le moment, mais la discussion est ouverte.
Les changements dans l’Eglise : le pape a « initié des processus »
C’est d’ailleurs une constante que le cardinal prend la peine de saluer dans son utilisation par le pape François : « De nombreux apports du pape ne peuvent et ne doivent pas être simplement mis en œuvre immédiatement. Il s’agit de pistes pour le long terme. Pour le pape, il s’agit d’initier des processus. Il voudrait que nous réfléchissions avec lui. Le pape – je pense – a été formé par les Exercices ignatiens »… Et de citer une idée reprise chez le théologien jésuite Michel de Certeau, l’un des préférés du pape François, d’avoir une « “autorité qui autorise”, une autorité qui habilite et qui ne décide pas ».
Cela suscite de la part des journalistes une remarque sur une « approche qui est différente de celle de la morale sexuelle actuelle de l’Eglise ».
Le cardinal prend la balle au bond : « Au niveau le plus profond, les décisions se prennent dans la conscience. C’est ce que l’Eglise a toujours enseigné. Il s’agit là des points les plus disputés du synode et des discussions qui ont suivi Amoris laetitia. Il s’agit uniquement de la question de la situation où se trouve telle personne. La difficulté consiste à vouloir dire objectivement de l’extérieur qu’une personne est en état de péché mortel. Sans regarder la conscience de l’individu, sans regarder sa réalité, ses circonstances concrètes, il n’est pas possible de faire une évaluation vraiment complète de la gravité de la culpabilité. Bien sûr, il y a aussi la responsabilité vis-à-vis de l’Evangile et de tout l’enseignement de l’Eglise. Mais il faut respecter la décision qui a été prise librement. Dire simplement : “J’ai une idée pour vous, que vous devez recevoir par obéissance, rien de plus, et maintenant taisez-vous”, cela n’a jamais été ce que l’Eglise enseigne. Là où cela s’est fait, j’en ai souffert jadis et j’étais convaincu que cela n’était pas acceptable. Et ce n’est pas du relativisme ! »
Changer la morale sexuelle de l’Eglise ? Non mais oui…
Si cette réponse s’ouvre à des interprétations plus ou moins traditionnelles (la question de la culpabilité subjective au for interne se pose en effet mais ne justifie pas d’approuver des conduites objectivement peccamineuses) les journalistes de Herder-Korrespondenz ont réagi sans hésiter en demandant du tac au tac : « Cela vaut-il également pour la question de l’homosexualité ? »
« Cela va de soi, oui, cela vaut », répond le cardinal. « Mais naturellement le croyant doit aussi dans ce cas être conduit vers la réalité intégrale de la Foi et entendre la voix de l’Eglise. Il ne suffit pas d’affirmer que l’on sait ce qui est bon pour soi. Il ne s’agirait pas d’un discernement en conscience dans le contexte de l’Evangile. » Mais pas question de dire que le « contexte de l’Evangile » interdit absolument certains comportements…
C’est au nom de la « dignité de l’homme » face à l’Eglise que le cardinal tient ce langage. Il explique : « Il s’agit de former la conscience et non de la maîtriser, dit le pape. C’est l’identité catholique. Il serait grave d’y voir un relativisme, comme certains l’ont dit maintes et maintes fois – comme si tout le monde n’en ferait plus qu’à sa tête. Même si c’est un peu exagéré : fondamentalement, ces voix expriment la conviction qu’en tant qu’Eglise, nous devons diriger les gens parce qu’ils sont stupides, pécheurs et mauvais. Il me faut le dire : Dieu pense plus grand que l’homme. Tel est le programme. Sans cela, on n’aurait pas une image chrétienne de l’homme. Il se peut que certaines personnes soient comme cela, des personnes qui voudraient combattre cela empiriquement. Mais Dieu ne veut pas suivre la voie du Grand Inquisiteur de Dostoïevski. Nous ne pouvons sans cesse introduire dans le monde des mots faisant référence à “l’image de Dieu” puis dire que l’homme est une pauvre créature, qui doit être dirigée par l’Eglise, en particulier par les évêques. Je préférerais être accusé de surestimer l’homme que de suivre un modèle d’obéissance si peu conforme à la dignité humaine. »
D’“Amoris laetitia” aux choix en conscience des homosexuels
Ne faut-il pas des barrières ?, demandent alors les journalistes.
« Les barrières sont des barrières. Qui donc pourrait être contre ? Mais lorsqu’on se meut à l’intérieur des barrières, c’est une autre question. En ce qui concerne Amoris laetitia, il s’agit du jeu de la liberté et de la responsabilité. Nous ne pouvons donner aux gens l’impression que nous les privons de leur liberté. Nous renforçons la liberté. Nous ne voulons pas contrôler la conscience, mais la former. C’est là l’impulsion donnée par le pape, mais ce n’est pas pour autant un enseignement nouveau. Cette impulsion donnée par François est encourageante dans tous les domaines. Je ne veux pas imaginer une Eglise de demain dont cet élan serait absent. »
Voilà qui est clair : démocratie dans l’Eglise, primauté de la conscience et de la liberté, exaltation de cette dernière au nom de la dignité de la créature… face à la loi de Dieu. Il n’y a là rien qui puisse rassurer ceux qui s’inquiètent face à la confusion entretenue aux niveaux les plus élevés de l’Eglise.