“Crépuscule des bibliothèques” , de Virgile Stark

Crépuscule des bibliothèques : Virgile Stark
 
L’auteur est bibliothécaire. Il a passé plus de dix ans à la Bibliothèque nationale de France et ce qu’il y a vu se lever, l’effraie. « Le nouveau monde sans livres pointe à l’horizon. La Technique désormais, dévore la Culture – comme un incendie. » A cette amère constatation, il consacre son Crépuscule des bibliothèques, un joli et triste livre tout à la fois, à la prose cultivée, parfois enthousiaste et même drôle, mais dont la colère est le premier combustible. « Le numérique est « la chance des bibliothèques » – façon élégante de dire qu’elles sont tout à fait perdues. »Virgile Stark peint un monde du Progrès dont le sourire est un rictus : il y oppose son ironie, geste ultime de l’impuissance, en espérant peut-être aussi rattraper quelques consciences embarquées dans ce « Grand Chantier »… de délabrement intérieur.
 
« L’éradication du livre de papier mène ainsi à l’effacement des grands textes, par l’oubli et par l’irrévérence. Dans les bibliothèques, dans les librairies, dans les maisons d’éditions, dans les écoles et dans les ministères, on organise le plus grand autodafé symbolique de l’histoire sous couvert de progressisme et d’adaptation nécessaire. Les feux électroniques s’allument dans l’indifférence générale. Fascinés par le brasier, nous ne voyons pas qu’il consume déjà les édifices millénaires de notre civilisation – nous ne voyons pas s’avancer sur nous, la nuit noire de l’esprit ».
 

« Le Grand Chantier numérique »

 
Et pourtant, il faut être un homme de demain, il faut être dans la course, pas sur le banc de touche… Attention à la ringardisation qui vous attend à ce tournant implacable ! C’est la logique du monde moderne : celle de l’innovation permanente, celle du marketing obligé pour un rendu commercial inéluctable. Les aménagements sont peut-être « criminels », qu’importe : on s’adapte ou on meurt.
 
Aujourd’hui, « lorsque la ministre Aurélie Filipetti définit le rôle des bibliothèques dans le monde d’aujourd’hui, elle parle de « service numérique de proximité ». Bel oxymore. On ne saurait imaginer d’ukaze idéologique plus clair et plus pressant. » Car c’est un fait : il n’y a plus de lecteurs. Le livre va à rebours de la vie moderne, gangrenée par la déculturation et envahie par les écrans, ces dieux à l’autel desquels les enfants sacrifient tant d’heures journalières. Le capital « lectorant » s’émousse – il faut trouver des dérivatifs.
Il y a eu les liseuses, ces rectangles froids à l’encre faussement baveuse, absolument impersonnels. Il y a maintenant ces nouvelles bibliothèques du XXI e siècle qui sacrifient tout au numérique pour attirer plus de monde, c’est-à-dire, au final, des non-lecteurs… Adieu les bibliothécaires, bonjour les « animateurs d’espaces-culture », les chefs d’« hyperlieux »… Le constat est amer.
 

« Les toxines de la contemporanéité » (Virgile Stark)

 
Pourtant, de l’envahissement du numérique dans le fonctionnement des bibliothèques, en particulier dans l’archivage, on ne peut médire totalement. Il y a des aspects positifs indéniables – même si l’auteur ne s’y attarde pas. Et Internet s’avère tellement plus vif que nos outils traditionnels de recherche… Néanmoins,le phénomène se greffant sur une déculturation notable, il accélère de fait cette décadence : le sujet a perdu la maîtrise, le numérique prend la main.
 
Et qu’on se garde de comparer ce « pas en avant » avec l’explosion de l’imprimerie ! Cette dernière a répondu à un besoin de lecture, un besoin spirituel essentiellement. La nouveauté technique ne répond à rien – pire, elle prend le dessus. Certains auteurs, comme Milan Kundera, refusent d’ailleurs de voir numérisés leurs livres…
 
Alors, on applaudit devant la disponibilité de dizaines de millions d’œuvres sur le Net, mais qui va les lire réellement ? « Tout est en ligne, mais rien dans les têtes – et rien dans les cœurs ». On picore sur le net, pour une lecture « utile, confortable et mondaine ». On ne médite plus sur le texte. L’auteur dénonce Google Books et Wikipédia, « œuvre de sabotage comme on n’en vit jamais », ces autoroutes de l’information en pilotage automatique où l’on y lit surtout l’« irrésistible tentation de posséder l’univers dans le creux de sa main »
 
« Derrière le rêve universel de communication totale et ubiquitaire, se dévoile la vanitas, la barbarie sans violence du dernier homme, la barbarie de la vacuité ». Un quelque chose qui fait partie de l’Ordre Nouveau, une revendication pleine d’orgueil. L’auteur se projette loin, jusqu’à ce moment où, internet régnant en maître, le « cloud » nous envahira, et où l’on verra apparaître une culture définie soumise au « syncrétisme niveleur et déréalisant de la technique »… et – cela, il ne le dit pas – de ceux qui la manient.
 

Le « Crépuscule des bibliothèques » : leur sens de l’histoire

 
Virgile Stark fait un tour instructif de ces bibliothèques du monde qui souscrivent à la mode, reléguant les livres au quatrième plan pour privilégier les outils pédagogiques, les écrans numériques, les rencontres sociales, les « ateliers alternatifs » etc…. en bref, des « bibliothèques augmentées ». La culture moderne doit être sociable, « festive, érotique, enivrante » : on doit avoir envie de s’y soumettre.
 
C’est l’idée même du Progrès dont on nous rebat les oreilles, cette « balance qui penche toujours vers le Bien », cette évidence dont on ne peut discuter et qui s’appuie sur la dictature de la jouissance, la plus à même de s’approprier ses sujets qui se vautrent dans « le soimêmisme exacerbé »« La technique n’est ni une cause criminelle, ni une conséquence anodine – elle est l’ivraie du présent. Elle n’est pas l’Ennemi, elle est la forme sous laquelle prolifère l’Ennemi. »
 
Il y a du Muray chez Stark. Dans cette prose à la fois savante et cultivée qui sait jouer des affres de la novlangue, de ces concepts vides et creux, chouchous de l’Empire du Bien ; et dans cette vision terrifique du Progrès, icône du « Parti du Futur Souriant »… On y devine aussi Orwell dans cette souscription obligée au « Mouvement Qui Avance », à la « Grande Ingénierie »
 
C’est un avertissement. Virgile Stark ne veut pas faire partie du « World Bibliotech 2035 ».
 

Clémentine Jallais

 
Crépuscule des bibliothèques, Virgile Stark ; éditions Les Belles Lettres, 212 p., 17€