Fourgon pénitentiaire : un festival de chaos

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Il y a plusieurs manières d’envisager l’attaque du fourgon pénitentiaire qui a fait s’évader le trafiquant de drogue multi-criminel Mohamed Amra au péage d’Incarville dans l’Eure mardi, le jour même où Meryl Streep ouvrait le festival de Cannes. L’extrême violence du commando assaillant, son mépris de la vie humaine (deux gardiens tués et trois blessés graves), ses moyens énormes (un 4X4 bélier, des armes lourdes), son scénario minuté. Scénario est le bon mot : depuis longtemps la réalité dépasse la fiction, mais ici on a l’impression qu’elle l’imite. Et si les malfrats copient le cinéma dont ils s’abreuvent, l’Etat, de son côté, fait le sien pour masquer son impéritie et ses intentions réelles : le ministre de la justice Eric Dupont-Moretti a prononcé des mots solennels contre ce « crime ignoble », mais le même parlait voilà quelques mois du « sentiment d’insécurité », niant la réalité du chaos où l’inaction des gouvernements successifs devant la montée des désordres a plongé le pays. Emeutes en banlieues, violences à l’école, quartiers de non droit, et maintenant grande mise en scène du grand banditisme. La seule vraie question est : pourquoi l’Etat laisse-t-il faire ?

 

L’homme du fourgon pénitentiaire : un client ordinaire

Le parquet a d’abord dit que Mohamed Amra, l’homme âgé de trente ans qui se trouvait dans le fourgon pénitentiaire qui le transportait de la maison d’arrêt à Rouen, était un « détenu particulièrement signalé ». C’était une erreur. Il avait scié ses barreaux la veille, il a été condamné le 10 mai 2024 pour « vol avec effraction » à Evreux, il est mis en examen à Marseille pour « enlèvement et séquestration ayant entraîné la mort », et aussi pour « tentative d’homicide en bande organisée » à Saint-Etienne-du-Rouvray, il est à la tête d’un réseau de stupéfiants, mais ce n’est pas un « détenu particulièrement signalé ». Cela donne le niveau du client ordinaire de nos prisons. Du caïd alpha. De l’hyper-violent lambda. On est au-delà de l’ensauvagement. Au-delà du bien et du mal. Dans le chaos d’une société sans norme, ou plutôt aux normes en voie de transition, en voie d’inversion. D’une espèce de no man’s land d’après la bombe où circulent des bandes à la Mad Max, sans foi ni loi, sans feu ni lieu, sans autre guide que leur avidité et leur arbitraire.

 

Face à un festival de violence, l’Etat inerte

En face, que fait l’Etat ? Face à la drogue, il organise de grands reportages sur XXL Place nette. On en rit encore dans les cités. Face à l’émeute, il défend ses commissariats, puis laisse les municipalités se débrouiller avec les sociétés d’assurance pour payer la casse. Face à la désagrégation de l’école, il installe des caméras de sécurité. Face à la violence de tous les jours, il la nie. Il a entretenu des générations de psycho-sociologues pour dénoncer les « fantasmes sécuritaires » des Français. Et enregistré les progrès des moyens de la violence. Dans les années 80 du vingtième siècle, un commissaire divisionnaire décrivait les premières milices communautaires sans émouvoir personne. Aujourd’hui, un signe de la violence de masse se propage, l’utilisation de la voiture bélier (comme le 4X4 contre le fourgon pénitentiaire), ou même du camion, pour casser les vitrines, piller les distributeurs de billets ou les centres commerciaux. C’est une marque de l’imitation du cinéma, et de l’absence de toute crainte des gendarmes chez ceux qui l’utilisent.

 

Gouverner par le chaos

Ils font leur propre cinéma. Ils se sentent tout-puissants. C’est un festival de violence et une grande fête pour eux, pour les cités, pour les gangs. Une grande fête de la démesure, de la transgression. L’utilisation de ce qu’on nomme les « mortiers » de feux d’artifice y concourt. Pyrotechnie et cascades de casseurs composent une sorte de Quatorze-juillet permanent, une révolution irréelle. Quant à l’Etat, il déclenche le plan Epervier, il condamne avec la plus grande sévérité verbale, mais ce chaos est pour lui du pain bénit – comme avec le covid, comme avec l’ardente obligation de lutter contre le réchauffement, cela lui permet à la fois d’amuser le tapis, de jouer les uns contre les autres, et de faire avancer ses moyens de contrôle et de surveillance. Organiser le chaos est la façon la moins difficile de gouverner.

 

Pauline Mille