Guillaume Bernard, docteur en histoire du droit, politologue, est l’auteur de plusieurs ouvrages dont le récent Deux colères fracassées dans l’ignorance (Editions de l’Homme Nouveau), dialogue en vers sur l’avortement. Il a accepté de nous livrer son analyse quant à l’actuel non-débat sur la constitutionnalisation de l’avortement.
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Guillaume Bernard, le vote qui a eu lieu le 30 janvier dernier à l’Assemblée nationale portant sur la constitutionnalisation de l’avortement a réuni 493 voix pour (30 contre, 23 abstentions), tous les partis s’étant très majoritairement sinon complètement prononcés en faveur de la mesure. Que dit cela de l’état de la politique en France ?
La totalité des forces politiques sont soit adeptes de la pensée moderne, soit dans un positionnement hybride ; soit ces partis adhèrent à l’idée que le droit est une puissance subjective que l’individu possède en lui, et dans ce cas-là ils sont évidemment favorables à la constitutionnalisation, soit ils cherchent à être attrape-tout et, par conséquent, n’assument pas une ligne doctrinale cohérente sur la question. C’est le cas des partis qui se situent à droite du spectre politique. Une partie de leurs élus et électeurs sont authentiquement de droite et se sont prononcés contre, tandis que les autres, peut-être même sans le savoir, sont prisonniers de la pensée politique de l’adversaire. LR et le RN ne semblent pas voir l’intérêt d’avoir une position doctrinale cohérente : s’ils sont pour une conception classique de la nation ou de la famille, cela doit pourtant s’appliquer pour l’ensemble des questions.
Vous parlez de prisonniers de la pensée politique : c’est le cas dans bien des domaines. Depuis les Lumières, peut-être avant, la « gauche » a pris en otage les mots, le vocabulaire, sur tous les sujets.
Exactement. Je pense qu’il y a depuis quelques dizaines d’années un mouvement de reconquête des esprits venant par la droite du spectre politique. Mais cette reconquête des esprits est en germe, elle n’est évidemment pas encore advenue. Surtout, elle est en cours sur un certain nombre de sujets, par exemple l’immigration, la sécurité, mais elle ne s’est pas encore étendue à des sujets plus tabous, en l’occurrence les sujets dits sociétaux.
On parle beaucoup de l’effet cliquet pour ces sujets dits de société : pensez vous qu’il soit tout de même possible de revenir un jour sur la légalité de l’avortement ?
L’opinion publique est plus attentiste qu’elle n’adhère véritablement à la pensée moderne. Nous sommes dans une situation de disparition des repères. C’est plus par une force d’inertie, par habitude que l’opinion publique se prononce en faveur de l’avortement. Mais s’il y avait un véritable débat de fond et à armes égales sur cette question, je ne suis pas certain que l’opinion publique adhérerait autant qu’on le dit à l’avortement. J’en veux pour preuve un sujet parallèle qui est aussi d’actualité, la question de l’euthanasie. On dit que 90 %, grosso modo, des Français y sont favorables, mais des enquêtes d’opinion plus précises, plus subtiles, montrent qu’en fait il y a autant de gens qui sont véritablement favorables à l’euthanasie, au fait de délibérément tuer un malade à sa demande, que de gens favorables aux soins palliatifs. On englobe sous le « droit à mourir dans la dignité » des actes et des situations qui sont relativement différents. On peut en partie fabriquer l’opinion publique, ou du moins, par les questions que l’on pose, obtenir la réponse que l’on attend. Sur l’avortement, bien sûr, une majorité de l’opinion publique se prononcerait pour, mais peut-être pas aussi largement qu’on le prétend aujourd’hui si un débat de fond était organisé.
Pour l’euthanasie comme pour l’avortement, vous parlez de droit, d’un droit subjectif, alors que dans la proposition de révision, on parle de liberté. Quelle est la différence entre ces deux notions ?
C’est une hypocrisie politique. La proposition de révision de la Constitution au départ émanait de LFI, qui voulait la constitutionnalisation du droit à l’avortement. Le Sénat a corrigé le texte avec la notion de liberté, pour que la personne qui voudrait avorter puisse y accéder, sans pour autant pouvoir revendiquer un droit opposable à la société. C’est une hypocrisie parce que toute l’évolution à la fois doctrinale et jurisprudentielle au niveau européen montre qu’on est toujours passé d’un droit-liberté à un droit-créance. C’est la jurisprudence de la CEDH sur l’euthanasie et le suicide assisté. Et c’est ce qui risque d’arriver avec la constitutionnalisation de l’avortement, c’est-à-dire que la liberté de recourir à l’avortement aboutira à un droit-créance, opposable, notamment, aux médecins. C’est donc la liberté de conscience du corps médical qui est objectivement en danger. En parlant de liberté plutôt que de droit, on a supposément édulcoré la revendication, mais on n’a fait que reculer pour mieux sauter. La constitutionnalisation légitime encore plus l’avortement, le hausse au niveau de principe constitutionnel et de valeur républicaine. S’y opposer risque de devenir d’autant plus compliqué que cela supposerait que l’on conteste le sacro-saint état de droit.
Le texte doit maintenant être voté au Sénat fin février pour un Congrès prévu le 8 mars. On parle beaucoup de la droite au Sénat qui serait prête à s’opposer au texte, ce qui ferait capoter le projet de Macron. Quelle est la réalité de cette idée ?
Il y a vraisemblablement un certain nombre de sénateurs soit hostiles à l’avortement, mais ce doit être une poignée, soit qui considèrent que la constitutionnalisation de l’avortement est inutile, et qui peuvent vouloir freiner le texte. Cela dit, le bruit court que les rodomontades du président du Sénat, Gérard Larcher, viennent surtout du fait que les sénateurs ont été vexés que le président de la République convoque le Congrès avant même leur vote. Il est vraisemblable que le Sénat adoptera le texte tel qu’il a été voté à l’Assemblée nationale, étant donné que c’est la version même du Sénat qui a été adoptée par l’Assemblée nationale. Iront-ils plus loin pour des questions politiques ? Je pense que cela dépendra d’une part des circonstances dans lesquelles le vote interviendra et de leur propre stratégie à venir pour les prochaines élections. Considèrent-ils qu’affirmer une position conservatrice, ou supposément conservatrice, pourrait leur permettre de rebondir pour les européennes de 2024 ou les municipales de 2026 ? C’est dans tous les cas de la politique politicienne et pas vraiment une défense de principes politiques et philosophiques profonds.
Alors qu’aujourd’hui en France il y a près de 250.000 avortements par an, la « liberté » d’avorter n’étant absolument pas remise en cause, quelle est l’opportunité d’un tel texte, d’autant plus que la natalité est en très forte baisse ?
Il y a deux points. D’abord, les mouvements politiques qui dénoncent l’immigration de remplacement, sans doute à juste raison, sont incohérents lorsqu’ils facilitent ou ne s’opposent pas farouchement à la constitutionnalisation de l’avortement, celui-ci étant un des instruments de la dénatalité. Deuxième élément, pourquoi la gauche culturelle et politique a-t-elle voulu ce texte ? Circonstanciellement, c’est à la suite d’un arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis qui est revenue sur sa propre jurisprudence de 1973 en juin 2022, rendant aux Etats fédérés le pouvoir de légaliser ou non l’avortement. La Cour suprême n’a nullement interdit que celui-ci soit dépénalisé, mais elle a considéré que la compétence, dans le cadre d’un Etat fédéral, appartenait aux unités fédérées. Ce n’est donc pas grand-chose, mais cela a démontré aux progressistes, aux modernistes, que leurs acquis étaient révisables, que ce qu’ils avaient réussi à mettre en place ne l’était pas ad vitam aeternam, qu’il y avait une inversion possible du sens de l’histoire. Cela les a mis objectivement en panique. Légalement, l’avortement n’est pas remis en cause en France, mais ils se rendent compte que pour le protéger juridiquement, il faut lui donner une valeur supérieure à la légalité dans la hiérarchie des normes. Idéologiquement et psychologiquement parlant, on comprend qu’ils veulent le faire pour essayer de se prémunir contre une éventuelle inversion de la marche des idées. C’est pour cela que le gouvernement a repris la proposition de loi LFI à son compte en la transformant en un projet de révision. Dans le cadre d’une proposition d’origine parlementaire, la révision de la Constitution aurait dû obligatoirement passer par un référendum, tandis qu’avec un projet de révision, le président de la République a le choix entre le recours au Congrès ou au référendum. Ils sont hostiles à un référendum qui les aurait obligés à laisser un temps de parole à ceux qu’ils veulent museler, ce qui aurait pu éveiller une partie de l’opinion publique. Sans doute auraient-ils gagné ce référendum, mais peut-être pas avec une majorité aussi importante qu’ils l’espèrent.
Il y a donc une dimension totalitaire ?
Je ne dirais pas totalitaire. Il y a incontestablement une forme d’appropriation du pouvoir, une propension à la tyrannie. Il y a des idées qui sont supposées être dans le sens de l’histoire, donc devoir inéluctablement s’imposer et s’épanouir. Or le cas des Etats-Unis a semé le doute en eux. Il faut qu’ils aillent de plus en plus loin pour essayer de se prémunir contre un éventuel revirement de situation. Je pense qu’ils ne sont pas dupes du fait que toute une partie de l’opinion publique, même si elle n’ose pas le dire, commence à être profondément exaspérée par la cancel culture, le wokisme, la théorie du genre… Si l’opinion publique prend conscience que tous les sujets sont liés, que les expérimentations sur les embryons, la PMA, l’avortement sont intimement liés à une conception subjective du droit, une conception indifférentiste de l’ordre social, il est possible que, par rejet de l’un de ces points, il y ait non pas une inversion totale, mais un reflux de l’adhésion à l’avortement. C’est incontestablement le cas parmi les jeunes générations.
Mais si un revirement sur la question de l’avortement devait avoir lieu, cela devrait suivre le processus légal. Si un Parlement défavorable à cette mesure devait être élu, qu’est-ce qui empêcherait cela ?
S’il s’agit de limitation de l’avortement, par exemple la réduction du délai, qui n’a cessé d’augmenter depuis 40 ans, cela pourrait parfaitement être fait sans remettre en cause la constitutionnalisation. En revanche, s’il devait y avoir un jour une repénalisation de l’avortement, dans la mesure où il aurait été constitutionnalisé, il faudrait une nouvelle révision de la Constitution, ce qui ne serait pas impossible. Mais politiquement, ils veulent se prémunir et jouer de symboles, qui sont quand même un peu dangereux, un peu glissants pour eux : il semblerait que le seul pays qui ait avant la France constitutionnalisé l’avortement serait la Yougoslavie communiste en 1974, ce qui n’est pas une référence en termes de libertés publiques.
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Vous avez sorti un livre il y a quelques mois sur l’avortement, Deux colères fracassées dans l’ignorance, une pièce de théâtre mettant en scène une mère qui veut avorter et son enfant à naître. Vous l’avez écrit avant même que l’idée de la constitutionnalisation revienne dans les esprits ?
J’avais commencé ce livre bien avant que le sujet ne redevienne d’actualité. L’avortement n’est pas une vieille lune. Depuis la loi Veil, il y a sans arrêt des dispositions législatives qui sont ajoutées pour en élargir l’application. Il y avait eu notamment, il y a quelques années, la volonté de l’Assemblée nationale de voter une résolution pour affirmer l’avortement comme étant un droit fondamental. Je n’ai pas eu la prescience des événements, mais il ne fallait pas être grand clerc pour savoir que ce sujet était toujours d’actualité. Deuxième raison, c’est un sujet qui me paraît fondamental quant à la morale publique, quant à l’état psychologique d’une société. Est-ce qu’une société va de l’avant, a confiance dans la vie et dans l’avenir, ou est-ce qu’elle se suicide, penche vers le nihilisme, préférant le non-être à l’être ? Ce sujet a toujours été important pour moi et a toujours été névralgique quant à l’état psychologique et moral d’une société. Et puis il y a une troisième raison, qui m’a poussé à faire ce livre sous la forme littéraire plutôt que sous la forme d’essai, c’est que j’ai renoué avec des goûts et des ambitions de jeunesse d’essayer d’avoir, même si elle n’est pas très développée, une œuvre littéraire. Il s’est avéré qu’en écrivant cet ouvrage, la forme du dialogue s’est révélée bien plus efficace que celle de l’essai politique et juridique pour traduire les sentiments, les émotions, et même pour pouvoir montrer la confrontation des idées. Non seulement je ne regrette pas, mais je suis même heureux de l’avoir écrit sous cette forme, parce que cela permet de mieux exprimer la réalité des relations d’altérité, celles de la mère et de l’enfant à naître, mais aussi la position de ces deux personnages dans la société.
Cela répond à des questions que pourraient se poser des gens sur le sur l’avortement en général, sur le fait que le fœtus, l’embryon, à quelque étape que ce soit est une personne ?
Le fil conducteur du livre est la question de l’avortement. L’essentiel des questions liées à cet enjeu sont abordées, aussi bien la question de la nature humaine de l’enfant à naître que sa singularité, son innocence, etc. Mais à l’occasion de ce dialogue, il y a tout un ensemble d’autres sujets connexes abordés, la sexualité, la pornographie, la démographie, la nature de l’homme, l’identité de genre, l’euthanasie… afin que l’on voie bien que c’est un sujet lié à un grand nombre d’enjeux sociétaux. Le livre résulte aussi d’une enquête sociologique, s’appuyant sur des témoignages notamment de femmes qui ont voulu avorter et ne l’ont pas fait… Il s’inscrit donc dans le concret et le vivant. L’enjeu moral et religieux n’est pas évacué, car il existe, mais il s’agit bien d’un dialogue, d’une confrontation d’arguments, d’idées, de sentiments – ça n’est pas une leçon ex cathedra.