Une grande réflexion géopolitique de Henry Kissinger sur l’atlantisme, la Russie, la Chine…

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Il ne faut jamais négliger les réflexions géopolitiques de ce grand globaliste devant l’Eternel qu’est Henry Kissinger (encore que son « Eternel » à lui ne soit pas tout à fait le nôtre…). L’ancien Secrétaire d’Etat de Richard Nixon vient de publier une version enrichie du discours qu’il a prononcé lors de la Margaret Thatcher Conference on Security à Londres en juin dernier, rendant un hommage appuyé à la Dame de Fer et à sa volonté de peser sur la politique de l’OTAN et de l’idée atlantiste. Kissinger réfléchit ici aux rôles nouveaux des grands blocs, aux ambitions de la Chine et de la Russie, à l’état du Proche-Orient. Le propos, en apparence descriptif, est passionnant parce qu’il est celui d’un homme qui a participé de l’intérieur à la marche vers un Nouvel Ordre Mondial dont il cherche toujours à dessiner les contours.
 
On notera, avant d’aborder sa réflexion, que Henry Kissinger n’accorde, dans un texte qui se veut en un sens fondateur et global à propos de l’avenir du monde, strictement aucune place au changement climatique. Outil d’action et non souci d’avenir.
 

Henry Kissinger livre une réflexion géopolitique sur le Nouvel Ordre Mondial

 
C’est sous le titre « Chaos et ordre dans un monde qui change » que l’ancien artisan officiel de la politique étrangère des Etats-Unis s’interroge tout d’abord :
 
« Ainsi la question sur le long terme devient celle de savoir si ces problèmes doivent être résolues par les maximes de l’Etat-nation ou par des concepts nouveaux, plus globalisés, et quelles en seront les conséquences pour l’ordre mondial à venir. »
 
Habilement, Kissinger ne répond pas ouvertement à la question mais se livre à un portrait des forces en présence, à commencer par la Russie, avec son étendue considérable et ses besoins spécifiques de sécurité, notamment face aux défis ukrainiens et syriens. Kissinger pointe « la conception quasi mystique de la grandeur » de la Russie et du peuple russe prêt à endurer mille sacrifices pour subsister, au long de l’histoire, face aux convoitises mongoles, suédoises, françaises, allemandes. Il explique : « Le résultat pour la Russie a été l’ambivalence : un désir d’être accepté par l’Europe et en même temps de la transcender. Ce sens tout spécial de l’identité aide à expliquer la déclaration du président Poutine selon laquelle “l’effondrement de l’Union soviétique a été la plus grande catastrophe géopolitique du siècle”. »
 
Et voilà en quelques mots justifié le président russe dont Kissinger rattache les idées politiques à Dostoïevski et à Soljenitsyne. Une identité de combat qui laisse rêveur : Kissinger explique par exemple qu’« en 2007, dans un épanchement à la Dostoïevski lors la conférence de sécurité de Munich, il a accusé l’Occident d’avoir injustement exploité les troubles subis par la Russie à la suite de la Guerre froide pour l’isoler et la condamner ».
 

La Russie et surtout la Chine, dans le nouveau monde selon Kissinger

 
Et on en arrive à cette conclusion concernant la Russie : « La voie la plus sage consiste-t-elle à continuer de faire pression sur la Russie, et si nécessaire à la punir, jusqu’à ce qu’elle accepte les visions occidentales de son ordre interne et global ? Reste-t-il de la place pour un processus politique qui sache dépasser, ou au moins atténuer, l’aliénation mutuelle pour permettre la recherche d’un consensus autour de l’ordre mondial ? » C’est bien évidemment cette dernière solution qui reste dans l’esprit du lecteur.
 
A propos de la Chine, Henry Kissinger fait une déclaration tout à fait révélatrice. Soulignant l’importance capitale de l’initiative « Nouvelle Route de la soie » qui permettra de relier la mer de Chine orientale à la Manche, le mondialiste Kissinger évoque la parenté intellectuelle de cette nouvelle situation avec ce qu’avait exposé devant la Royal Geographic Society le théoricien du « Heartland » eurasien, Sir Halford Mackinder, qui voyait dans la grande étendue terrestre qui va de la Russie jusqu’à l’Iran et jusqu’à la Chine le « pivot géostratégique du globe », comme le résume Kissinger :
 
« En cherchant à relier la Chine à l’Asie centrale et, avec le cours du temps, à l’Europe, la Nouvelle Route de la soie va en effet faire basculer le centre de gravité du monde depuis l’Atlantique vers la masse terrestre eurasienne. Cette Route traverse une immense diversité de cultures, nations, croyances, institutions humaines et aussi d’Etats souverains. Sur son chemin se trouvent d’autres grandes cultures – Russie, Inde, Iran, Turquie – et à son extrémité les nations de l’Europe occidentale, dont chacune va devoir décider si elle veut la rejoindre, collaborer, ou s’y opposer, et sous quelles formes. Les complexités en matière de politique internationale sont aussi stupéfiantes qu’elles sont impérieuses. »
 

Henry Kissinger invoque le théoricien du « Heartland », Sir Halford Mackinder

 
Cette référence à une volonté politique de recentrage du monde autour du « Heartland » est bien intéressante. Elle correspond à ce qui est préconisé par le penseur gnostique Alexandre Douguine, de l’entourage de Poutine, qui prêche un monde multipolaire où chaque grande zone de civilisation reste fidèle à ses croyances ancestrales, faisant la jonction entre la Russie, la Chine, l’Iran… Mackinder fait précisément partie des théoriciens qui ont inspiré Douguine ; le voici revendiqué par le mondialiste Kissinger.
 
A propos de la Chine, celui-ci rappelle d’ailleurs qu’il s’agit là d’une civilisation très ancienne, d’un État, d’un empire et d’une économie globalisée. « Inévitablement, la Chine va rechercher une adaptation de l’ordre international qui soit compatible avec son expérience historique, ses capacités de croissance et sa vision stratégique », précise Kissinger qui voit dans cette évolution la « troisième transformation de la Chine de ces 50 dernières années ». « Celle de Mao a apporté l’unité, celle de Deng apportait la réforme, et désormais, le président Xi Jinping recherche à accomplir ce qu’il appelle le rêve chinois » qui pour les 100 ans de la République populaire en 2049 « aura fait de la Chine un pays aussi puissant, sinon plus puissant que n’importe quelle autre société au monde avec le PIB par tête d’un pays entièrement développé ».
 
Pas un mot sur le communisme, bien sûr.
 
Kissinger poursuit : « Au cours de ce processus, les Etats-Unis et la Chine deviendront les deux pays au monde les plus importants à la fois sur le plan économique et géopolitique, obligeant chacun à accepter des adaptations sans précédent à leur manière de penser traditionnelle. Jamais, depuis le moment où ils sont devenus une puissance globale après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis n’ont eu affaire à un égal sur le plan géopolitique. Et jamais, au cours de l’histoire millénaire de la Chine, celle-ci n’a pu concevoir une nation étrangère comme étant autre chose qu’un tributaire à son propre égard, l’empire du Centre ou du Milieu. »
 

Une réflexion géopolitique qui veut tirer l’ordre du chaos

 
Autrement dit, dans ce Nouvel Ordre Mondial, ces grandes puissances vont devoir se rapprocher, alors qu’à ce jour, les Etats-Unis, comme l’explique Kissinger, se voient comme missionnés pour diffuser leurs valeurs et leur système à travers le monde tandis que la Chine, « historiquement, a toujours agi comme si la majesté de son action allait conduire d’autres pays vers une hiérarchie fondée sur le respect à son égard ».
 
Henry Kissinger a-t-il raison de penser que cette évolution des deux très grandes puissances sera déterminante, « que ce soit selon les maximes de l’Etat-nation ou par le biais de nouveaux concepts plus globalisés dont certains sont illustrés par le rêve chinois du président Xi » ? C’est toujours la même absence de jugement de valeur, et en douce, l’idée qu’il vaut mieux avoir une coopération globalisée que des superpuissances souveraines qui se trouvent en concurrence voire en conflit.
 
Quelle place pour l’Europe dans ce nouveau dispositif ? Kissinger imagine qu’elle pourrait se tourner davantage vers l’Atlantique ou alors se redéfinir en tant qu’entité. Mais on devine, forcément, un rôle subalterne d’adaptation.
 
A propos du Proche-Orient, Kissinger réfléchit à la question de l’Etat islamique en tant ennemi sans merci de la civilisation moderne. « Dans de telles circonstances, l’adage traditionnel selon lequel l’ennemi de l’ennemi est votre ami ne s’applique plus. Au Proche-Orient contemporain, l’ennemi de votre ami peut aussi être votre ennemi », observe-t-il.
 
« La guerre que livre le monde du dehors contre l’Etat islamique peut servir d’illustration. La plupart des puissances non-EI – y compris l’Iran chiite et les principaux Etats sunnites, sont d’accord sur la nécessité de le détruire. Mais quelle entité est censée héritée de son territoire ? Une coalition de sunnites ? Ou bien une sphère d’influence dominée par l’Iran ? La réponse n’est pas facile parce que la Russie et les pays de l’OTAN soutiennent des factions rivales. Si le territoire de l’Etat islamique est occupé par les gardes révolutionnaires iraniens ou par des forces chiites entraînées et dirigées par l’Iran, le résultat pourrait bien être une ceinture territoriale allant de Téhéran à Beyrouth, qui pourrait marquer l’émergence d’un empire iranien radical », avertit Kissinger.
 

Le chaos géopolitique, facteur de progrès

 
Eradiquer le Califat pour faire un boulevard à Téhéran, c’est en effet une des issues possibles de ce chaos : un chaos qui s’entretient de lui-même et laisse entrevoir d’autres solutions radicales. Dans l’Orient compliqué, il reste la Turquie : transformée en puissance islamiste, rappelle Kissinger, elle contrôle le flux de migrants depuis le Proche-Orient vers l’Europe tout en « frustrant Washington par les mouvements de pétrole et d’autres biens sur sa frontière sud », alors qu’elle soutient les causes sunnites et combat l’autonomie des Kurdes.
 
« Le nouveau rôle de la Russie va affecter la forme d’ordre qui émergera. A-t-elle pour but d’assister à la défaite de l’Etat islamique et à la prévention d’entités comparables ? Où est-elle poussée par la nostalgie de ces quêtes historiques pour la domination stratégique ? Dans le premier cas, une politique de coopération de l’Occident avec la Russie pourrait être constructive. Dans le deuxième cas, l’émergence de nouvelles logiques de guerre froide est probable. L’attitude de la Russie à l’égard du contrôle de l’actuel territoire de l’Etat islamique, évoqué plus haut, constituera un test clef », note Kissinger.
 

L’atlantisme d’accord, mais dans un cadre multipolaire

 
Il s’agit bel et bien de promouvoir la paix selon les termes du globalisme. D’ailleurs Kissinger conclut : « L’Occident se trouve face à un choix identique. Il doit décider quelle issue est compatible avec un ordre mondial émergeant et de quelle manière il le définit. Il ne peut pas s’engager dans un choix fondé sur des regroupements religieux dans l’abstrait puisqu’ils sont eux-mêmes divisés. Il doit viser à la stabilité et s’opposer à tout regroupement qui la menace. Et le calcul doit inclure le doit inclure le long terme et ne pas être mû par les tactiques du moment. Si l’Occident continue de s’engager sans plan géostratégique, le chaos continuera de croître. S’il se retire conceptuellement ou dans les faits, ainsi qu’il en a eu la tentation au cours de cette dernière décennie, de grandes puissances comme la Chine sont là, qui ne peuvent accepter que le chaos s’installe le long de leurs frontières ou crée des troubles internes ; elles vont graduellement prendre la place de l’Occident, ensemble avec la Russie. Le modèle de la politique mondiale de ces derniers siècles sera renversé. »
 
Résumons le dilemme tel que le présente Kissinger : ou bien l’Occident s’engage dans une vision unifiée et géostratégique, ou bien il se fait dépasser par ceux qui le possèdent déjà et installent leur propre Nouvel Ordre Mondial. A moins qu’il ne s’agisse du même, celui de ce nouveau monde multipolaire, philosophiquement relativiste et religieusement « dégoupillé » dans un syncrétisme jugé nécessaire à la paix ?
 

Jeanne Smits