Wokisme : l’Angleterre se met à décider ce que Shakespeare a le droit d’être – et de ne pas être

 

Ce que Shakespeare doit être et surtout ne pas être… Ce titre est inspiré du blog « American Thinker » où Andrea Widburg s’indigne (et il n’y a pas qu’elle) de la dernière décision du Shakespeare Birthplace Trust (SBT), cette fondation indépendante à but pédagogique qui a racheté la maison natale de l’écrivain et entretient sa mémoire à travers une bibliothèque et un musée. De plus en plus embêté par le fait qu’on puisse considérer le génial homme de théâtre comme un symbole de « suprématie culturelle britannique », et donc « blanche », le SBT s’emploie à « décoloniser » ses espaces, afin, nous dit-il, de « créer une expérience muséale plus inclusive ».

La « dépolitisation » de Shakespeare n’est pas nouvelle et illustre les coups de butoir réguliers sur les monuments de notre civilisation occidentale. De l’adoration, il faut passer à la dénonciation ? Pire : à la standardisation. Il faut couper ce qui dépasse et grossir ce qui ne fait pas saillie pour rentrer dans le moule de la moraline woke qui a créé ses propres péchés, nouveaux étalons du prêt-à-penser et du prêt-à-vivre. Et que vous soyez né au XVIe siècle ou au XXe siècle n’y change rien. Elle réussit l’immense tour de passe-passe de tout relativiser en s’absolutisant elle-même, dans un orgueil sans nom et sans fond. Et son adversaire est tout désigné : l’empreinte chrétienne.

 

Le génie universel de Shakespeare « profite à l’idéologie de la suprématie de l’Europe blanche »

Cette idée farfelue sort tout droit d’un projet de recherche collaboratif né en 2022 entre le SBT et une certaine Helen Hopkins, chercheuse à l’Université de Birmingham, dont il n’est guère besoin de décrire les idées politiques. Le point central pour elle est que l’auteur élisabéthain est partout donné comme un « génie universel », ce qui a pour conséquence de donner un blanc-seing à tout ce qui émane de son œuvre et une auréole à la civilisation qui l’a vu naître : double problème pour tout gauchiste qui se respecte.

Car, pour lui, le fait que la culture européenne soit présentée comme la référence mondiale est un préjugé imposé par l’« inculcation coloniale ». « La vénération de Shakespeare s’inscrit dans une vision du monde “anglo-centrée sur les Blancs, euro-centrée et de plus en plus occidentalo-centrée”, qui continue de nuire au monde d’aujourd’hui », nous dit le projet du SBT. Shakespeare est devenu de manière dommageable le symbole de la « supériorité culturelle britannique » et de la « suprématie anglo-culturelle » : il faut le remettre à sa place.

Le projet recommande donc au Shakespeare’s Birthplace Trust de reconnaître que « le récit de la grandeur de Shakespeare a causé du tort – par sa violence épistémique ». Et de présenter désormais Shakespeare non pas comme le « plus grand », mais comme « un membre d’une communauté d’écrivains et d’artistes égaux et différents du monde entier ».

Doit s’ensuivre tout un processus de « décolonisation » qui touchera les collections et les archives du SBT contenant « un langage ou des représentations racistes, sexistes, homophobes ou autrement préjudiciables ». Il faut, en définitive, revoir l’œuvre pour que cette idée de prééminence disparaisse.

 

Le wokisme bat son plein dans la culture

Et le mot est fort. Revoir avec les yeux du wokisme, c’est-à-dire tourner le dos au réel, ré-inventer. Parce que Shakespeare ne passe pas sous les fourches caudines. Il suffit de considérer le nombre de critiques raciales survenues depuis 2020, venues de hautes académies, disant que le personnage du prince Hamlet avait des opinions « racistes » à l’égard des Noirs ou encore que les références à l’obscurité dans Macbeth étaient une tentative de renforcer les idées de suprématie blanche…

En février 2024, rapportait The Telegraph, une étude de 800.000 livres financée par les contribuables et menée par le Conseil de recherche en arts et sciences humaines, avait conclu qu’il y avait une « représentation disproportionnée de Shakespeare dans les études et les performances » et que cela propageait « des récits masculins blancs, valides, hétérosexuels et cisgenres ». Fi de la tendance normative du théâtre classique ! Même la Royal Shakespeare Company passe désormais son temps à rappeler, dans les préfaces de ses œuvres, combien ses mots débordent de fanatisme, de sexisme et de racisme…

Mais cette fois, c’est encore plus fondamental : d’abord Shakespeare est un génie comme un autre, et surtout il n’est pas universel. C’est toute la civilisation occidentale et son apport multiséculaire qui en prennent un coup.

La prééminence de la culture européenne s’est trouvée imposée par la colonisation, c’est la seule raison de son succès, nous dit en gros le projet. Que de réponses faudrait-il apporter à pareille assertion. Que cette civilisation ait pu être le théâtre de méfaits est indéniable – là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. Mais qu’elle ait pu être le terreau propice de progrès, de prospérité et d’élévation est aussi indéniable. Andrea Widburg se cite elle-même : « Les crimes de l’Occident, tous, sont les crimes de toute l’humanité ; ses gloires, en revanche, sont dans de nombreux cas uniquement les siennes. » Et les pays par lui colonisés, ont bénéficié, dans une certaine mesure, toujours imparfaite, toujours lacunaire, de ce capital humain, y compris spirituel – on le voit encore aujourd’hui.

 

En Angleterre et ailleurs, non, toute la littérature n’est pas égale

Ne pourrait-il y avoir une prééminence de cette culture pour des critères de fond ? Le poil du moderne se hérisse… Shakespeare est précisément l’un des grands héritiers de cette civilisation qui a su, mieux que nulle autre, sonder les reins et les cœurs, aller chercher la nature humaine, immuable à travers les âges, la croquer tant dans ses merveilles que dans ses abîmes, et surtout percevoir sa destinée dessous le Ciel… En invoquant de simples « perspectives occidentales » sur l’analyse du génie de Shakespeare, il relativise essentiellement cette quête et en gomme toute la recherche d’universalité, et plus avant, de Vérité.

« Depuis plus d’un siècle, les gauchistes ont lavé le cerveau des Européens pour leur faire croire que la civilisation qu’ils ont bâtie est tellement défectueuse que leur existence même est diabolique. Mariné dans ces croyances, le suicide de la civilisation est la seule option raisonnable », constate Andrea Widburg. Diabolique ? Le mot est bien choisi. Parce que c’est bien la chrétienté qui est à la base de cette civilisation et que c’est cette racine qu’ils veulent arracher. La promotion des tous les paganismes ancestraux (même, dans une certaine mesure, au sein de l’Eglise) en témoigne.

Mais que les gauchistes ne s’inquiètent pas, les travaux de réajustement au SBT ont déjà commencé, avec un ramdam autour du poète bengali Rabindranath Tagore ou encore d’un atelier de danse bollywoodienne… Selwyn Duke dans The New American cite le Songe d’une nuit d’été : « Seigneur, quels idiots sont ces mortels ! »

 

Clémentine Jallais