L’exhortation apostolique post-synodale Amoris laetitia a reçu de la part de la plupart des médias occidentaux (de gauche) un accueil enthousiaste, tempéré par ce qu’ils ont considéré comme un manque d’ouverture à l’égard des homosexuels. Dans l’ensemble, les partisans d’un meilleur « accueil » des divorcés « remariés » sont satisfaits du ton de l’Exhortation qui encourage à mieux « intégrer » les couples « irréguliers » dans l’Eglise et ouvre discrètement la porte à la possibilité pour certains divorcés « remariés » de communier sans avoir pour autant rompu avec leur situation contraire à ce que l’Eglise demande au nom de l’indissolubilité du mariage sacramentel. Peu nombreux sont les responsables ou penseurs catholiques qui osent faire à voix haute une lecture critique d’Amoris laetitia, au nom du respect dû au pape.
Il faut dire que celui-ci a fortement découragé les critiques en jetant dans l’Exhortation le discrédit sur les partisans d’une doctrine rigoriste : « Un Pasteur ne peut se sentir satisfait en appliquant seulement les lois morales à ceux qui vivent des situations “irrégulières”, comme si elles étaient des pierres qui sont lancées à la vie des personnes. C’est le cas des cœurs fermés, qui se cachent ordinairement derrière les enseignements de l’Église “pour s’asseoir sur la cathèdre de Moïse et juger, quelquefois avec supériorité et superficialité, les cas difficiles et les familles blessées”. Dans cette même ligne, s’est exprimée la Commission Théologique Internationale : “La loi naturelle ne saurait donc être présentée comme un ensemble déjà constitué de règles qui s’imposent a priori au sujet moral, mais elle est une source d’inspiration objective pour sa démarche, éminemment personnelle, de prise de décision.” », écrit le pape François au n° 305. Et plus loin : « Je comprends ceux qui préfèrent une pastorale plus rigide qui ne prête à aucune confusion. Mais je crois sincèrement que Jésus Christ veut une Église attentive au bien que l’Esprit répand au milieu de la fragilité. »
“Amoris laetitia” modifie le sens de la miséricorde
Au paragraphe 311, il ajoute : « Parfois, il nous coûte beaucoup de faire place à l’amour inconditionnel de Dieu dans la pastorale. Nous posons tant de conditions à la miséricorde que nous la vidons de son sens concret et de signification réelle, et c’est la pire façon de liquéfier l’Évangile. Sans doute, par exemple, la miséricorde n’exclut pas la justice et la vérité, mais avant tout, nous devons dire que la miséricorde est la plénitude de la justice et la manifestation la plus lumineuse de la vérité de Dieu. »
Et dès lundi matin, lors de sa messe quotidienne à Sainte-Marthe, le pape a renouvelé ses critiques contre les « docteurs de la loi » : « Pensons à la chasse aux sorcières, à sainte Jeanne d’Arc, à tant d’autres qui ont été brûlés, condamnés, parce qu’ils ne s’ajustaient pas, selon les juges, à la Parole de Dieu. »
L’exhortation Amoris laetitia trouve pleinement sa place dans l’Année de la miséricorde voulue par le pape François, comme il le dit d’ailleurs lui même dans le texte. Un très long texte, qui rappelle avec un grand sens du concret et même avec des accents de noblesse la vérité du mariage telle que Dieu l’a établie dès l’origine, en exhortant les pasteurs à mieux préparer les jeunes au mariage, les époux à vivre de la grâce du sacrement et à éduquer leurs enfants à la foi et à la prière, et les jeunes à apprendre la valeur de l’engagement, loin de la culture de l’éphémère et du virtuel. Et à chacun de se nourrir des sacrements. Il s’y trouve également de claires condamnations de l’avortement mais sans mise en évidence de l’immensité du massacre, une remise en cause de l’idéologie du genre, la dénonciation de l’« éducation sexuelle » centrée sur le soi-disant « safe-sex » et celle de la pression des organisations internationales pour imposer le contrôle des naissances.
Mais tout cela, mêlé de considérations sur la difficulté de vivre aujourd’hui le mariage chrétien en raison des problèmes matériels, de la longévité inédite, et du contexte défavorable au mariage dans la société, n’est pas vraiment nouveau.
Ce qui l’est, c’est le nouveau « regard » sur les situations matrimoniales irrégulières à l’aune de la miséricorde… revue et corrigée par François.
Le salut éternel, le péché mortel et autres questions qui fâchent
Quel est le but de la miséricorde ? D’appliquer aux pauvres pécheurs les mérites de l’Incarnation, de la Passion et de la Résurrection du Christ pour nous obtenir le pardon de nos péchés, et le salut éternel. La miséricorde est offerte à tous. Comme le disait sainte Thérèse de Lisieux : « Moi si j’avais commis tous les crimes possibles/ Je garderais toujours la même confiance/ Car je sais bien que cette multitude d’offenses/ N’est qu’une goutte d’eau dans un brasier ardent. »
Est-ce à dire que la miséricorde est automatique ? Certainement pas dans l’esprit de sainte Thérèse qui savait la condition pour l’obtenir : un sincère repentir, l’accusation des fautes, l’absolution sacramentelle et l’accomplissement de la pénitence – avec le ferme propos de ne plus retomber dans le péché. Le péché mortel qui coupe de l’amitié avec Dieu comporte la peine de la damnation éternelle, et l’enfer est peuplé de ceux qui refusent la grâce du pardon en refusant de se mettre en conditions de la recevoir.
Que notre époque ait particulièrement besoin de miséricorde, vu la manière dont Dieu et sa loi ont été mis à l’écart de la société, cela ne fait pas de doute. Et que le pape ait le souci d’amener chacun à la désirer de tout son cœur, c’est inhérent à sa charge même de prêtre et de pontife.
La lecture critique d’“Amoris laetitia” oblige à s’interroger sur le brouillard que sème l’Exhortation
Mais le problème d’Amoris laetitia, c’est de faire comme si, premièrement, les personnes en situation matrimoniale irrégulière pouvaient ne pas l’être, compte tenu de leurs « circonstances atténuantes » : « Par conséquent, il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite “irrégulière” vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante. Les limites n’ont pas à voir uniquement avec une éventuelle méconnaissance de la norme. Un sujet, même connaissant bien la norme, peut avoir une grande difficulté à saisir les “valeurs comprises dans la norme ou peut se trouver dans des conditions concrètes qui ne lui permettent pas d’agir différemment et de prendre d’autres décisions sans une nouvelle faute”. »
On peut imaginer des cas d’ignorance invincible, des impossibilités exceptionnelles d’obtenir une reconnaissance de nullité, des cas inextricables qui peuvent exiger un règlement particulier, une attitude particulière, restant toujours sauf le respect de la réalité du sacrement. Mais ici les « circonstances atténuantes » en arrivent à être intégrées de manière subreptice dans la règle et le texte dit également qu’il y a une sorte de fatalité ; « Dans des circonstances déterminées, les personnes ont beaucoup de mal à agir différemment », affirme le pape, reprenant à son compte la Relatio finalis des synodes sur la famille. La question n’est pas de nier que des situations puissent être exceptionnellement difficiles, mais ici la recherche de l’exceptionnel semble primer, et les assouplissements disciplinaires devenir quasiment la règle, avec des aménagements qui vont depuis les fonctions liturgiques jusqu’à la possibilité de faire le catéchisme.
Voilà qui va compliquer la tâche des prêtres qui évitent cela, et créer une mentalité de « droits » qui s’installe volontiers lorsque l’on commence à multiplier les exceptions.
Deuxième problème : au paragraphe 297, Amoris laetitia affirme : « Personne ne peut être condamné pour toujours, parce que ce n’est pas la logique de l’Évangile ! » Or la logique de l’Evangile est claire : l’enfer existe, et il serait notre lot à tous sans la Rédemption… que notre liberté nous donne la possibilité de refuser. La phrase sur le péché mortel qui ne serait plus imputable dans toutes les situations objectivement adultères de remariage après divorce va dans ce même sens. Or s’il est vrai que nous ne savons sonder ni les reins ni les cœurs et que la « matière grave » d’un acte n’implique pas nécessairement une responsabilité personnelle, en conscience, il est important de conserver une objectivité de la loi.
“Amoris laetitia”, un coup à droite, un coup à gauche ?
Pour être complet, il faut préciser qu’Amoris laetitia affirme à plusieurs reprises que la loi ne change pas. Mais d’un autre côté le texte utilise volontiers le mot d’« idéal » à propos du mariage – comme s’il s’agissait d’une chose difficile, inatteignable par les temps qui courent.
Il suggère également que la désaffection à l’égard du mariage vient de la manière dont l’Eglise l’a présenté : « Pendant longtemps, nous avons cru qu’en insistant seulement sur des questions doctrinales, bioéthiques et morales, sans encourager l’ouverture à la grâce, nous soutenions déjà suffisamment les familles, consolidions le lien des époux et donnions un sens à leur vie commune. Nous avons du mal à présenter le mariage davantage comme un parcours dynamique de développement et d’épanouissement, que comme un poids à supporter toute la vie. »
Mais la vérité, « remontée » lors des enquêtes qui avaient précédé les deux synodes sur la famille, est que l’ignorance des jeunes des vérités de la foi est une des grandes causes de la multiplication des unions instables aujourd’hui.
De même, l’évocation vraiment très rapide de la révolution opérée par la diffusion de la contraception, avec son cortège de maux clairement annoncés par Humanae vitae, ne semble pas à la hauteur des enjeux. La proportion des divorces, on ne le dit pas assez, est inférieure à 5 % chez les couples mariés qui n’y ont pas recours – elle peut avoisiner les 30, voire les 50 % chez ceux qui mettent ainsi une barrière artificielle à leur fécondité.
La lecture critique nécessaire pour une analyse juste
Dans un texte aussi long et aussi anodin par moments, on sent une volonté de passer certaines questions sous silence pour ramener tout le monde dans la barque – quitte à ne pas dire clairement tout ce que cela peut avoir d’exigeant.
Et en ce sens, il est dans son ensemble porteur de « subversion » et non de « révolution » : c’est par petites touches, ici et là, et surtout dans son chapitre 8 sur les situations irrégulières qu’il sème le doute, dénonce les certitudes, donne des gages aux plus modernes tout en réaffirmant la doctrine la plus solide. Mais dans ce dernier cas, c’est de manière incomplète, ne rappelant pas que la souffrance et l’héroïcité des vertus sont – ou devraient être – des réalités de la vie de chaque chrétien, et que Dieu n’éprouve jamais au-delà de nos forces.
Voilà qui nous amène à la question de la « communion pour les divorcés remariés », qui a été à la racine des discussions des deux synodes par la volonté de François, par sa mise en avant du cardinal Kasper afin que celui-ci présente sa proposition.
La réponse n’est pas explicitement donnée dans Amoris laetitia. Mais dès son paragraphe 3, l’exhortation évoque une nécessaire « unité de doctrine et de praxis », notion marxiste par excellence qui s’oppose aux catégories du vrai et du faux, du bien et du mal. Est ajouté : « En outre, dans chaque pays ou région, peuvent être cherchées des solutions plus inculturées, attentives aux traditions et aux défis locaux.
Alors que les évêques africains, notamment, et bien d’autres pères synodaux ont bataillé pour le maintien sans ambiguïté des enseignements de l’Eglise, cette introduction d’une « décentralisation » de l’Eglise est déjà une victoire des kaspérites. L’ambiguïté de l’Exhortation elle-même fera le reste ».
Très important aussi, le paragraphe 31 ouvre très discrètement la porte à l’idée non moins marxiste du sens de l’histoire, où la vérité évolue en fonction des besoins de l’homme et du temps : « Il convient de prêter attention à la réalité concrète, parce que “les exigences, les appels de l’Esprit se font entendre aussi à travers les événements de l’histoire”, à travers lesquels “l’Église peut être amenée à une compréhension plus profonde de l’inépuisable mystère du mariage et de la famille”. » Tout ici dépend de la lecture que l’on en fait : vouloir rechercher la vérité immuable à travers les contingences ou donner aux contingences une valeur en soi. Telle est certainement la lecture du cardinal Kasper, chez qui l’histoire porte en elle-même une autorité, comme l’a montré Matthew McCusker de Voice of the Family. On ne s’étonnera pas de voir le pape inviter à avoir « une salutaire réaction d’autocritique » (§ 36). Il poursuit : « D’autre part, nous avons souvent présenté le mariage de telle manière que sa fin unitive, l’appel à grandir dans l’amour et l’idéal de soutien mutuel ont été occultés par un accent quasi exclusif sur le devoir de la procréation. (…) D’autres fois, nous avons présenté un idéal théologique du mariage trop abstrait, presque artificiellement construit, loin de la situation concrète et des possibilités effectives des familles réelles. Cette idéalisation excessive, surtout quand nous n’avons pas éveillé la confiance en la grâce, n’a pas rendu le mariage plus désirable et attractif, bien au contraire ! »
Il y a fort à parier qu’aujourd’hui la majorité des couples catholiques mariés n’ont jamais entendu dire que la seule fin du mariage, ou quasi, serait la procréation !
C’est dans ce contexte que les partisans du changement – et il ne s’en sont pas privés – ont lu la fameuse note 336 qui, sibylline, affirme : « Pas davantage en ce qui concerne la discipline sacramentelle, étant donné que le discernement peut reconnaître que dans une situation particulière il n’y a pas de faute grave. Ici, s’applique ce que j’ai affirmé dans un autre document : cf. Exhort. ap. Evangelii gaudium (24 novembre 2013), nn. 44.47. »
La communion des divorcés « remariés », instrument de subversion
La question de la communion est donc laissée au « discernement », à l’« examen de conscience », au « for interne », avec l’aide d’un prêtre ou d’un directeur spirituel, et sans que soit explicitement rappelée la « solution » conforme à la réalité des sacrements qui peut consister pour des divorcés remariés de vivre comme frère et sœur.
De multiples commentateurs, consternés ou ravis, ont souligné qu’il s’agit là d’une nouveauté.
Henri Tincq, du Monde, fait partie des plus enthousiastes, soulignant que le pape, « en bon jésuite », invite au discernement (les consternés parlent de casuistique), et ajoute : « Son “exhortation” ne dit pas explicitement que cette intégration “au cas par cas” peut aller jusqu’à l’accès au sacrement de communion, qui était le point brûlant. Il ne l’exclut pas non plus. »
Le refus de trancher est caractéristique du texte, et dans les deux sens. Mais le vocabulaire propre à François – « cheminement », « inclusion », « intégration », « accompagner », « accueil » – et omniprésent dans Amoris laetitia donne des armes à ceux qui rêvent d’une révolution plus complète.
C’est une révolution qui frappe au cœur, puisqu’elle peut bouleverser, si ce n’est déjà fait en certains lieux, les notions de conscience, de péché, de responsabilité, de grâce, d’efficacité des sacrements, de fidélité de Dieu dont la loi est présentée comme décidément trop dure pour notre temps. Elle vise aussi l’Eucharistie qui permet l’incorporation de l’homme au Christ, le tout Innocent, l’entièrement Pur, qui jeta son regard de bonté sur nous sans jamais cacher ni la gravité de nos fautes, ni l’immensité de sa miséricorde.
Tout cela pourrait pousser les catholiques au découragement, voire au rejet du chef de l’Eglise visible ou du chef visible de l’Eglise. C’est un écueil qu’il faut à tout prix éviter : l’important, aujourd’hui et maintenant, est de réaffirmer les vérités que l’Eglise a toujours enseignées, et de se rappeler que le pape n’est pas infaillible dans son magistère ordinaire.