Islam ou islamisme ? Le “Wall Street Journal” donne la parole à un musulman qui veut éviter le « choc des civilisations »

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Maajid Nawaz était un jeune musulman « radicalisé » qu’un séjour en prison de cinq ans en Egypte a aidé à sortir de son rêve de Califat. Aujourd’hui il dirige Quilliam, une organisation « contre-extrémiste » basée à Londres. Et il vient de se voir offrir l’hospitalité du prestigieux Wall Street Journal pour y prêcher sa pensée sur la différence entre islam et islamisme. Repenser l’islam pour éviter le « choc des civilisations »… Sa tribune en dit long sur les objectifs aujourd’hui partagés par les promoteurs de religions compatibles avec le monde moderne, quitte à les vider de leur substance.
 
Nawaz – précise le fondateur de Quilliam à son propre propos – voulait le Califat mais sans recours au terrorisme. Et s’il est sorti de ce rêve, c’est grâce à Amnesty International qui s’est penché sur son cas alors qu’il croupissait en prison à l’âge de 24 ans en tant que prisonnier politique. Temps de « déradicalisation » où il s’est soumis à une forme d’autocritique de ses moindres pensées et actions. De là est venue sa conviction que l’islam était exploité par certains en vue d’un projet « totalitaire », et qu’il est urgent de le « reprendre aux théocrates ».
 
Cela rejoint le discours officiel sur la différence entre islam et islamisme, ce discours qui va jusqu’à éviter, aujourd’hui, de parler d’islamisme pour ne pas atteindre l’islam par ricochet. Mais, dites par un ancien islamiste, les paroles de Maajid Nawaz n’en ont que plus de poids, d’où la place qu’on leur donne.
 

Maajid Nawaz veut déradicaliser les islamistes

 
On y retrouve donc les distinctions politiquement correctes entre djihad personnel, spirituel, consistant en un combat intérieur, et djihad face à « l’ennemi extérieur », comme le dit Nawaz – ce qui au passage met dans l’ombre le combat de conquête historiquement mené par l’islam au nom d’Allah.
 
« Les djihadistes de tout poil cherchent à créer la discorde, jetant les musulmans contre les non musulmans en Occident et les musulmans sunnites contre les musulmans chiites en Orient. L’idéologie théocratique de l’islamisme se repaît de la division, de la polarisation et du sentiment victimaire des musulmans », affirme Maajid Nawaz.
 
L’explication est intéressante en ce qu’elle renvoie au fond à la praxis marxiste-léniniste qui elle-même vit de luttes – thèse, antithèse, synthèse – et de l’opposition d’une classe contre l’autre, quitte à créer des divisions de toutes pièces ou exacerber des différences. On le sait : pour le marxisme, l’objectif est de parvenir à la société post-capitaliste, la société sans classes, et c’est une utopie qui aboutit dans les faits à la prise de pouvoir par une Nomenklatura qui plonge le reste de la société dans la servitude au moins, l’oppression idéologique en tout cas et le plus souvent dans la misère, non sans s’accompagner de persécutions génocidaires.
 

Islam et islamisme : la nouvelle dialectique

 
Assistons-nous à une même dialectique au sein de l’islam ? C’est ce que semble indiquer Maajid Nawaz – mais il en rejette la faute et l’entière responsabilité sur la « version théocratique » de l’islam et le terrorisme du Califat. C’est aller bien vite, à bien des égards. Le Coran, les hadiths, la charia constituent un système totalitaire parfaitement articulé et il est dans la nature de l’islam lui-même de régenter les moindres détails de l’existence par le biais d’une pression sociale politico-religieuse : l’islam est essentiellement une théocratie, en ce sens, il est l’Etat dans les pays d’islam (et c’est pourquoi on parle d’Etats islamiques, du Califat à Brunei…), tandis qu’ailleurs il forme une sorte d’Etat dans l’Etat dès lors qu’il en a la force et le poids. D’où les tribunaux islamiques qui fonctionnent dans les zones à forte concentration musulmane au Royaume-Uni et ailleurs, qui s’occupent non de questions spirituelles et canoniques comme les tribunaux ecclésiastiques, mais d’héritages, de droit matrimonial et autres conflits relevant du droit civil ou pénal.
 
Et de fait, l’opération – délibérée ou non – fonctionne. Maajid Nawaz se lamente lui-même des statistiques de recrutement de l’Etat islamique ou de sympathie à son égard, fruit d’un patient endoctrinement qui remonte loin : « 33 % des jeunes musulmans britanniques ont exprimé le désir de voir la résurgence d’un Califat mondial », note-t-il à propos d’un sondage déjà ancien au Royaume-Uni. Aux termes de ce sondage de 2008, un tiers des jeunes étudiants musulmans estiment qu’il peut être justifié de tuer au nom de la religion et 40 % souhaiteraient voir la sharia en vigueur au Royaume-Uni. L’année précédente, un autre sondage révélait que 36 % des jeunes musulmans britanniques estimaient que l’apostasie devait être « punie de mort ». Leur enthousiasme s’est d’ailleurs confirmé à travers le flot des départs vers la Syrie : 31.000 jeunes musulmans auraient rejoint l’Etat islamique depuis l’Europe à ce jour.
 

« Isoler l’islamisme » pour éviter le choc des civilisations

 
La réponse serait d’« isoler » l’islamisme de l’islam sans prétendre qu’il n’a « rien à voir » avec lui mais en montrant qu’il est « distinct ». Une sorte d’hérésie de l’islam, peut-être ? Mais qui alors, doit dire le vrai islam ?
 
Selon Nawaz il y a une « zone grise entre les théocrates islamistes et les sectaires anti-islamiques », et le jeu de l’Etat islamique du Califat consiste à obliger chacun à choisir son camp. « Ainsi, l’Etat islamique espère dresser les non musulmans contre les musulmans et, dès que ce processus sera achevé – dès l’instant où nous commencerons à nous regarder mutuellement à travers d’étroites lentilles religieuses – déclencher un conflit religieux mondial.
 
C’est le fameux « choc des civilisations » théorisé, voire désiré par Samuel Huntington.
 
Et pour l’éviter, dit Nawaz, il faut prendre à bras-le-corps « l’insurrection islamiste globale » qui a grandi grâce aux manquements sociaux de « trop de gouvernements musulmans », et traiter l’affaire non comme une guerre classique mais en adoptant une « stratégie de contre-insurrection » consistant à éviter les « victoires de propagande » qui permettent aux insurgés d’« alimenter davantage leur recrutement ». Guerre totale, donc, mais avant tout « psychologique, physique et économique » dont le premier objectif est « idéologique ». Et partant de là, si l’on peut dire, doctrinal : il faut prêcher un autre islam.
 
On aboutit ainsi à une nouvelle affirmation de l’idée selon laquelle il faut restructurer l’islam – idée qui a cours chez des intellectuels musulmans comme chez le président égyptien al-Sissi : il s’agit d’en réinterpréter les textes fondamentaux, le rendre compatible avec la démocratie moderne et les droits de l’homme, lui ôter toute prétention à la vérité. Dans cette logique-là, un bon musulman est un musulman relativiste – contradiction dans les termes, bien sûr, mais le rejet tout humain (au meilleur sens du terme) des atrocités de l’Etat islamique est un état psychologique qui peut favoriser cette conversion.
 
Nawaz cite ainsi des théologiens réformistes comme Usama Hasan au Royaume-Uni, Javed Ahmad Ghamidi au Pakistan et Abdullahi An-Na’im aux Etats-Unis : « Ils cherchent urgemment à tenter de poser les fondations d’une théologie qui rejette l’islamisme et qui promeut la liberté d’expression et les “droits de genre” (égalité des sexes), sapant ainsi le message des insurgés. » Exercice difficile, en vérité, car dans ces domaines le Coran est d’une clarté absolue…
 

Ce relativisme qui va si bien au “Wall Street Journal”

 
C’est donc là la « synthèse » à laquelle peut aboutir la situation actuelle – à laquelle elle est ordonnée, diront certains. Un islam relativiste qui ressemblera comme un frère au christianisme relativiste auquel la pensée dominante voudrait réduire les « chrétiens fondamentalistes » – à commencer par les catholiques – qui se prétendent dans la vérité et à ce titre refusent sur le plan temporel ce qui va contre la loi naturelle. La loi naturelle ? Encore un « fondamentalisme » : aujourd’hui, il n’y a de morale et de conscience qu’« écologiques »…
 
Le commun dénominateur de tout cela est le rejet de la vérité, et par conséquent le rejet de la notion d’erreur, et donc d’une critique rationnelle que seule la religion catholique ne craint pas. Comme le disait Pascal : « A considérer les choses exactement, jamais ce que nous voyons évidemment et par la raison, ou par le fidèle rapport des sens, n’est opposé à ce que la foi divine nous enseigne. »
 
Le relativisme imposé aux religions vise ainsi toutes les religions – même et surtout la vraie.
 

Anne Dolhein