50 ans de “Nostra Aetate” : un pas de plus dans les relations entre juifs et catholiques, la « fraternité redécouverte »

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L’Eglise catholique célèbre les 50 ans de « Nostra Aetate », le 28 octobre sur la place Saint-Pierre au Vatican.

 
Pour la presse, la présentation du dernier document de la Commission pour les rapports religieux avec le judaïsme à Rome, sous l’égide du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, se résume en quelques mots : « L’Eglise ne cherchera plus à convertir les juifs. » C’est une information fausse en ce qu’elle est partielle et incomplète – même s’il y a un fond de vérité. Pour marquer les 50 ans de déclaration conciliaire Nostra Aetate sur les relations avec le judaïsme, la Commission a publié une Réflexion théologique sous le titre : « Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables. » Il a été salué lors de la conférence de presse qui s’est tenue jeudi comme « témoignage de la fraternité redécouverte » entre juifs et catholiques par le rabbin David Rosen. Cette conférence de presse présentée par le cardinal Kurt Koch avait en effet pour particularité d’accueillir deux intervenants de confession juive.
 
Ce que ces personnalités juives en ont retenu, c’est d’abord ceci : le nouveau regard « positif » sur le peuple juif induit « la claire répudiation affirmée dans ce document de toute “théologie du remplacement ou de la supersession qui met en opposition une Eglise des Gentils face à une Synagogue rejetée dont elle prend la place” », comme l’a dit le rabbin Rosen de l’American Jewish Committee. Le Dr Edward Kessler, fondateur et directeur du Woolf Institute de Cambridge au Royaume-Uni, y a surtout vu le rappel des origines juives du christianisme et du fait que « Jésus était un juif fidèle ». Le « changement d’âme » introduit par Nostra Aetate a fait que « l’Eglise catholique romaine a glissé de ce qui pour l’essentiel constituait un besoin de condamner le judaïsme vers celui de condamner l’anti-judaïsme », a-t-il affirmé, y voyant la source d’une « relation plus étroite avec le “frère aîné” ».
 

“Nostra Aetate” a ouvert la voie au rejet du supersessionnisme

 
Le supersessionisme est la doctrine selon laquelle le christianisme s’est substitué au judaïsme dans le dessein de Dieu et son rejet, qui s’est mis en place et s’est développé depuis Nostra Aetate, implique l’idée que l’Ancienne Alliance n’a pas été révoquée et que l’élection du peuple juif demeure « actuelle ». Il n’en reste pas moins que même Lumen Gentium parle de la « Nouvelle Israël ». Au fond, la nouvelle attitude consiste à croire au parallélisme de deux voies d’élection, sans mettre en évidence le caractère transitoire de l’Ancienne Alliance et sa loi gravée sur la pierre, et dont saint Paul affirme que la réalité vivante est dévoilée par la Nouvelle Alliance. Ce qui n’empêche pas l’existence d’une Alliance d’amour inconditionnel nouée par Dieu avec Abraham comme un don royal, dont saint Paul montre aussi qu’Il ne la récuse pas. Ce qui ne dit rien, soit dit en passant, de ce qu’ont fait ou n’ont pas fait les juifs : Dieu est fidèle même quand l’homme ne l’est pas.
 
Pour mieux comprendre on peut reprendre ce qu’écrivait le cardinal Ratzinger en réfléchissant sur ce que dit saint Paul de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance : « Cette distinction se substitue aux stricts contraires de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance et implique que toute l’histoire est une unité en tension : l’unique Alliance est réalisée dans une pluralité d’alliances. S’il en est ainsi, il ne peut être question de mettre en opposition le Nouveau et l’Ancien Testament en tant que deux religions différentes ; il n’y a qu’une volonté de Dieu pour les hommes, seulement une activité historique de Dieu avec et pour les hommes, même si cette activité emploie des interventions qui sont diverses et même pour partie contradictoires – cependant, en vérité, elles vont ensemble. »
 

« Fraternité redécouverte », mais les juifs n’acceptent pas la vérité centrale que Jésus est le Messie…

 
Mais il est à noter que David Rosen, dans une intervention plutôt critique, a souligné combien le document reflète la théologie et la position catholiques, notamment sur le salut : « Inévitablement, donc, il comporte des passages qui ne peuvent résonner et qui ne résonnent pas avec une théologie judaïque. » Mais il met en avant une « meilleure compréhension de la Torah dans la vie du peuple juif ». Et il est vrai que le document établit une sorte de parallélisme entre la Parole de Dieu, le Verbe fait chair, et la Torah. Cette Torah, ces commandements qui révèlent la volonté de Dieu, et qui n’ont pas été abolis en ce qu’ils ont de non transitoire. Le cardinal Ratzinger, dans le texte cité plus haut, montrait cependant que la réalité va plus loin en une phrase lapidaire : « La Torah du Messie est le Messie, Jésus, lui-même. » Il poursuivait : « C’est à lui que se réfère la commande : “Ecoutez-le.” Ainsi la “Loi” devient universelle : c’est la grâce, qui constitue un peuple qui devient peuple par l’écoute de la parole et en vivant la conversion. »
 
C’est partiellement cette logique que met en avant le document présenté jeudi, en insistant sur le fait que Dieu est fidèle dans ses promesses et en rappelant que l’Eglise, comme le dit saint Paul, est greffée sur Israël comme héritière des promesses :
 
« La conviction qu’il ne peut y avoir qu’une seule histoire de l’alliance de Dieu avec les hommes, et qu’Israël est par conséquent le peuple élu et aimé de Dieu, le peuple de l’alliance jamais abrogée ni révoquée (cf. Rm 9, 4 ; 11, 29), est à la base de l’argumentation passionnée de l’Apôtre Paul face à la double constatation que tandis que l’Ancienne Alliance de Dieu est toujours en vigueur, Israël ne s’est pas rallié à la Nouvelle Alliance. Pour rendre compte de ces deux faits, Paul a recours à l’image expressive de la racine d’Israël sur laquelle ont été greffées les branches sauvages des gentils (cf. Rm 11, 16-21). On peut dire que Jésus Christ porte en lui la racine vivante de cet “olivier franc” mais aussi, en un sens encore plus profond, que toute la promesse a sa racine en lui (cf. Jn 8, 58). Cette image représente pour Paul la clé d’interprétation décisive du rapport entre judaïsme et christianisme à la lumière de la foi. À l’aide de cette image, Paul entend exprimer la dualité de l’unité et de la divergence entre Israël et l’Église. Car cette image montre d’une part que les rameaux sauvages de l’olivier ne sont pas nés de la plante sur laquelle ils ont été greffés, et que leur situation nouvelle représente une nouvelle réalité et une nouvelle dimension de l’œuvre salvifique de Dieu, de telle sorte que l’Église chrétienne ne peut pas être considérée simplement comme une branche ou un fruit d’Israël (cf. Mt 8, 10-13). Et d’autre part, elle montre aussi que l’Église tire sa substance et sa force de la racine d’Israël et que les rameaux greffés se flétriraient et risqueraient de se dessécher s’ils étaient séparés de la racine d’Israël (cf. Ecclesia in Medio Oriente, n. 21). » (N° 34).
 

Les relations entre juifs et catholiques face à la médiation universelle de Jésus-Christ

 
Aussi le document affirme-t-il, au grand dam finalement des participants juifs à ce dialogue :
 
« Puisque Dieu n’a jamais révoqué son alliance avec Israël, son peuple, il ne peut pas y avoir deux voies ou approches différentes menant au salut de Dieu. Affirmer qu’il existe deux chemins différents, celui des juifs sans le Christ et celui avec le Christ, qui est pour les chrétiens Jésus de Nazareth, reviendrait à remettre en question les fondements même de la foi chrétienne. La confession de la médiation universelle et donc exclusive du salut par Jésus Christ est au cœur de la foi chrétienne, tout comme l’est aussi la confession qu’il n’existe qu’un seul Dieu, le Dieu d’Israël qui, en se révélant en Jésus Christ, s’est entièrement manifesté comme le Dieu de tous les hommes car en lui s’est accomplie la promesse selon laquelle tous adoreront le Dieu d’Israël comme l’unique Dieu (cf. Is 56, 1-8). C’est pourquoi le document “Notes pour une présentation correcte des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique”, publié en 1985 par la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme du Saint-Siège, affirme que l’Église et le judaïsme ne sauraient être présentés comme “deux voies de salut parallèles”, et que l’Église doit “témoigner du Christ Rédempteur à tous” (n. I, 7). La foi chrétienne confesse que Dieu entend conduire tous les peuples au salut, que Jésus Christ est le médiateur universel du salut, et qu’“aucun autre nom sous le ciel n’est offert aux hommes, qui soit nécessaire à notre salut” (Ac 4, 12). » (N° 35).
 
Et le texte poursuit – en l’occurrence non sans provoquer des réactions négatives parmi les juifs présents à la conférence de presse :
 
« De la profession de foi chrétienne qu’il ne peut y avoir qu’une seule voie menant au salut, il ne s’ensuit d’aucune manière que les juifs sont exclus du salut de Dieu parce qu’ils n’ont pas reconnu en Jésus Christ le Messie d’Israël et le Fils de Dieu. Une telle affirmation ne trouve aucun fondement dans l’interprétation sotériologique de saint Paul qui, dans sa Lettre aux Romains, exprime au contraire sa conviction que non seulement il n’y a eu aucune rupture dans l’histoire du salut, mais que le salut doit venir des juifs (cf. aussi Jn 4, 22). Dieu a confié à Israël une mission spéciale, et il ne portera pas à son accomplissement son mystérieux plan de salut pour tous les peuples (cf. 1 Tm 2, 4) sans y faire participer son “Fils premier-né” (Ex 4, 22). C’est pourquoi Paul répond par la négative à la question de savoir si Dieu a répudié son peuple, question qu’il avait lui-même posée dans la Lettre aux Romains, en affirmant catégoriquement que “les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables” (Rm 11, 29). Du point de vue théologique, le fait que les juifs prennent part au salut de Dieu est indiscutable ; mais comment cela est possible, alors qu’ils ne confessent pas explicitement le Christ, demeure un mystère divin insondable. Ce n’est donc pas un hasard si les considérations sotériologiques de Paul en Romains 9-11 sur la rédemption irrévocable d’Israël à la lumière du mystère du Christ culminent dans cette magnifique doxologie : “Ô profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont insondables et ses vues impénétrables” (Rm 11, 33). Bernard de Clairvaux disait que, pour les juifs, “un point déterminé dans le temps a été fixé et ne peut pas être anticipé” (De cons.III/I,3). » (N° 36).
 

50 ans après “Nostra Aetate” : peut-on encore évangéliser les juifs ?

 
Voici alors le passage le plus problématique de la Réflexion théologique présentée jeudi à Rome : il s’agit du « mandat d’évangéliser de l’Eglise par rapport au judaïsme » :
 
« On comprendra facilement dès lors que la notion de “mission aux juifs” est une question extrêmement délicate et sensible pour les juifs car, à leurs yeux, elle touche à l’existence même du peuple juif. C’est aussi une question problématique pour les chrétiens pour qui le rôle salvifique universel de Jésus Christ et donc la mission universelle de l’Église ont une importance fondamentale. Pour cette raison, l’Église a été amenée à considérer l’évangélisation des juifs, qui croient dans le Dieu unique, d’une manière différente de celle auprès des peuples ayant une autre religion et une autre vision du monde. En pratique, cela signifie que l’Église catholique ne conduit et ne promeut aucune action missionnaire institutionnelle spécifique en direction des juifs. Mais alors que l’Église rejette par principe toute mission institutionnelle auprès des juifs, les chrétiens sont néanmoins appelés à rendre témoignage de leur foi en Jésus Christ devant les juifs, avec humilité et délicatesse, en reconnaissant que les juifs sont dépositaires de la Parole de Dieu et en gardant toujours présente à l’esprit l’immense tragédie de la Shoah. » (N° 40).
 
On notera d’abord la manière dont la Shoah vient en quelque sorte rendre la réflexion impossible, et accabler le zèle missionnaire d’un poids dont la religion catholique n’est pas responsable, puisque la Shoah est le fait d’une idéologie néo-païenne, fondamentalement antichrétienne comme elle était antisémite. On notera ensuite que l’œuvre d’évangélisation des juifs n’est pas rejetée en tant que telle : ne l’est que la « mission institutionnelle » à cette fin que l’Eglise « rejette par principe ». Le texte rappelle plus loin que « le peuple de Dieu acquiert une dimension nouvelle grâce à Jésus qui appelle aussi bien les juifs que les gentils dans son Église (cf. Ep 2, 11-22), sur la base de la foi au Christ et au moyen du baptême qui les incorpore au Corps du Christ qu’est l’Église ».
 

La confusion dans l’attitude à l’égard de juifs

 
Mais il n’empêche qu’avec une certaine incohérence, la Réflexion affirmait plus haut : « Dieu s’étant révélé à travers sa Parole, il peut être compris par l’humanité dans les situations historiques concrètes. Cette parole invite tous les hommes à répondre. Si leur réponse est en accord avec la parole de Dieu, ils ont une relation juste avec lui. Pour les juifs, cette parole peut être apprise grâce à la Torah et aux traditions qui en découlent. La Torah donne des instructions pour une vie réussie dans une relation juste avec Dieu. Celui qui observe la Torah a la plénitude de vie (cf. Pirqe Avot II, 7). Et surtout, en observant la Torah, les juifs prennent part à la communion avec Dieu. A ce propos, le Pape François a dit : “Les confessions chrétiennes trouvent leur unité dans le Christ ; le judaïsme trouve son unité dans la Torah. Les chrétiens croient que Jésus Christ est la Parole de Dieu qui s’est faite chair dans le monde ; pour les juifs, la Parole de Dieu est surtout présente dans la Torah. Ces deux traditions de foi ont pour fondement le Dieu unique, le Dieu de l’Alliance, qui se révèle aux hommes à travers sa Parole. Dans la recherche d’une juste attitude envers Dieu, les chrétiens s’adressent au Christ comme source de vie nouvelle, les juifs à l’enseignement de la Torah” (Discours aux participants au Congrès international du Conseil international des chrétiens et des juifs, 30 juin 2015). »
 
Tout en se défendant de tout relativisme, la Réflexion en introduit pourtant ce relativisme qui consiste en définitive à dire qu’il suffit d’avoir une part de la vérité, que chacun a sa part – et c’est en ce sens que l’on peut en effet comprendre le texte comme dispensant les juifs de la conversion.
 
Manière de passer sous silence les nombreuses paraboles du Christ sur les invités aux noces, ou encore le Prologue de saint Jean – « Et les siens ne l’ont pas reçu. »
 

Le souvenir des juifs convertis, de Saint Paul à Véronique Lévy

 
Combien de juifs ont parcouru ce chemin de conversion au fil des siècles ? Ils sont nombreux et l’accueil que leur a réservé l’Eglise en dit long à la fois sur l’héritage spirituel qu’elle a reçu d’Israël et l’accomplissement qu’elle a conscience de leur apporter, dans une grande proximité avec ceux qui font le pas, de saint Paul lui-même à Alphonse Ratisbonne, sainte Edith Stein ou le grand rabbin Zolli qui prit le prénom d’Eugenio en hommage au pape Pie XII… Et encore Véronique Lévy, la sœur de BHL, qui écrit : « Je suis revenue au judaïsme puisque je suis catholique. Le chrétien est un juif accompli et fidèle. » Le mystère du peuple d’Israël ne l’empêche pas d’être appelé à jouir de la plénitude de la vérité.
 
Le texte oppose avec une certaine violence la vision théologique médiévale du judaïsme et l’actuel « dialogue constructif : « Les promesses et les engagements de Dieu ne s’appliquaient plus à Israël qui n’avait pas reconnu en Jésus le Messie et le Fils de Dieu, mais avaient été reportés sur l’Église de Jésus Christ, devenue désormais le véritable “Nouvel Israël”, le nouveau peuple élu de Dieu… » Aujourd’hui, poursuit la Réflexion : « Tout en affirmant que le salut dépend de la foi au Christ, explicite ou même implicite, l’Église ne met pas en doute la permanence de l’amour de Dieu pour le peuple élu d’Israël. La théologie du remplacement ou de la supersession, qui oppose deux entités séparées, l’Église des gentils et la Synagogue rejetée dont elle aurait pris la place, est dépourvue de tout fondement. » Or saint Thomas d’Aquin, au sommet de la théologie médiévale, fait une claire distinction entre les juifs et tous les autres, hérétiques et païens, en ce qu’ils ont en effet reçu la parole du vrai Dieu.
 
La nouveauté réside plutôt dans le dialogue qui est aujourd’hui de mise et dans cette idée que le la Torah serait aujourd’hui, dans le cadre juif, et malgré le rejet du Verbe incarné, un chemin de salut.
 
Mener cette réflexion théologique dans le cadre d’un dialogue avec les juifs ajoute finalement à la confusion car elle laisse croire en un sens que l’Incarnation, source de salut pour quiconque est sauvé, peut en quelque sorte être mise de côté subjectivement par certains. Un dialogue au fond impossible car si les chrétiens se penchent sur l’Ancien Testament comme une source, les juifs récusent le Nouveau…
 
Quoi qu’il en soit, aussi bien à la tête de la Réflexion qu’au cours de la conférence de presse de présentation, les auteurs ont pris soin de souligner qu’il ne s’agissait que de cela : une réflexion théologique. « Il ne s’agit ni d’un document magistériel, ni d’un enseignement doctrinal de l’Église catholique », affirme explicitement la préface. Si elle comporte des dimensions de « changement révolutionnaire » dans l’attitude de l’Eglise, comme l’a dit le rabbin Rosen lors de la conférence de presse, du moins ne s’agit-il pas d’une prescription pour chacun.
 

Anne Dolhein