“Le bal des aveugles” : Michel Turin

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L’intuition serait-elle la chose la moins partagée au monde ? Dans certain secteur, oui. En témoigne le livre de Michel Turin, Le bal des aveugles, qui s’étonne en quelque vingt chapitres des immenses inepties de nos fringants économistes, de tout acabit… Ils sont professeurs au MIT (l’organisme de recherche privé le plus important des États-Unis), hommes d’affaires, financiers, de métier ou d’ambition. Français et Américains, surtout, se partagent ces tristes lauriers. Une seule femme se glisse parmi eux, Christine Lagarde – est-ce la prescience que l’on prête d’ordinaire au sexe faible ou la marque d’une prudence tout autant féminine qui les écarte de ces faux pas ?! Le pot-pourri reste assez extraordinaire et traité avec humour. Comme dit l’auteur, « heureusement, le ridicule ne tue pas ! »
 
Ces faux « garde-fous du système » sont partout, des agences de notations aux grandes banques, des institutions internationales aux colonnes et aux micros des médias… Ils « monopolisent le débat ». Et pourtant, la réalité les a quasi tous rattrapés. Le choix a été difficile, mais il donne une petite idée de l’immensité de « la faillite du discernement collectif d’une communauté de gens brillants incapables de comprendre les risques du système dans son ensemble » (Luis Garicano de la London School of Economics à la Reine d’Angleterre, lors de la crise des subprimes….)
 

Les faux « gardes-fous du système »

 
Il y a les optimistes et les confiants, ceux qui prévalent de la stabilité de la bourse, de la bonne santé du système économique, de la force des banques – « too big to fail ». Que ce soit Christine Lagarde, dans « sa carrière d’extralucide contrariée », à la veille de la crise de 2008, ou l’américain Irving Fisher dix jours avant le Jeudi Noir – « les cours des actions ont atteint ce qui me semble devoir être un haut niveau permanent » – tous deux font montre d’un aveuglement innocent, en tout cas obstiné… Tout comme cet analyste de l’agence de notation Moody’s, Daniel Fanger, qui avait déclaré en août 2008 : « Aux États-Unis, les banques ne font jamais faillite »… Moins d’un mois plus tard, la grosse Lehman Brothers s’écroulait, lâchée par la FED.
 
Il y a les catastrophistes que tout le monde écoute, effaré, et oublie malgré tout assez vite… Les éternels pessimistes qui n’en démordent pas, prédisant le chaos, rapidement démenti par les années. Turin cite Colbert, le plus sage d’entre eux, qui s’inquiétait réellement que la France puisse être rayée de la carte, faute de bois suffisant ! Dans la lignée des doctrines malthusiennes, on trouve les deux frères William et Paul Paddock dont l’énorme best-seller, Famine 1975 !, publié en 1967, annonçait la surpopulation dans les pays en voie de développement et préconisait de ne se préoccuper que des « sauvables »…
 
L’entomologiste Paul Ehrlich aura le même raisonnement dans The Population Bomb, publié un an plus tard, et vendu à plus de deux millions d’exemplaires, qui fustigeait « la prolifération humaine », un « cancer » à ses yeux – et militait évidemment pour l’avortement et toute la contraception temporaire ou définitive.
 

« Les analystes financiers sont les météorologues de la bourse » Michel Turin

 
Il y a ceux qui font des erreurs de calcul. Michel Turin refait le portrait de Thomas Piketty, « l’économiste français le plus péremptoire », celui qu’on a surnommé « le Mozart de la fiscalité », auteur à succès du Capital au XXIe siècle. Son livre annonçait une explosion inexorable des inégalités au profit du capital concentré dans les mains d’une minorité. Un journaliste anglais démontrera que son livre est truffé d’erreurs et que ses conclusions s’avèrent fausses (la visée était-elle davantage idéologique ? Il opère d’ailleurs à présent un revirement assez extraordinaire).
 
Les toute-puissantes agences de notation, elles aussi, se trompent, alors qu’elles font sur le monde financier la pluie et le beau temps. La seule prévision qui s’avère juste ? Leurs perspectives de rentabilité, aussi hautes que celles de l’industrie du luxe…
 
Il y a ceux qui parient sur les économies gagnantes, parmi les pays émergents, celles qui domineront la planète. Jim O’Neill, économiste en chef chez Goldman Sachs, avait parié sur les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud ), arguant que leurs économies ne souffriraient pas des crises des pays développées, ce qui s’avéra totalement faux après 2008 – aujourd’hui, il parie sur les MINT (Mexique, Indonésie, Nigeria, Turquie)… Et le miracle japonais, dont le professeur du MIT Lester Thurow prédisait qu’il serait « l’honneur économique » du XXIe siècle ?! Assurément derrière la Chine aujourd’hui, qui, elle, cumule sur son dos les prédictions catastrophistes, alors que sa croissance est toujours de 7%. Dangereuses prospectives… auxquelles même les Prix Nobel n’ont pas hésité à se mêler.
 

Au bal des aveugles, les borgnes sont rois

 
Il y a de nombreuses inconnues. L’économie n’est pas « une science dure », encore moins de nos jours. Ces fauteurs pèchent par orgueil et ambition, souvent, plus fondamentalement par ignorance, négligeant les multiples facteurs historiques, politiques, sociologiques, sous-estimant les révolutions technologiques permanentes. Mais ils observent aussi la loi de l’offre et de la demande : en face, il y a un monde qui les réclame.
 
Les vrais prophètes ou plutôt les bons diagnostiqueurs, les Alphonse Allais, ceux qui vont à rebours d’un système vicié, recherchant à définir la bonne santé d’une économie globale et non l’assurance de profits individuels, demeurent maudits. Le public préfère ses sorciers aveugles.
 
Reste que certains sont moins aveugles que d’autres et usent des failles de la bourse, de la complexité des systèmes modernes pour dominer le jeu, les uns contre les autres. Mais ceux-là ne font de prédictions que pour eux-mêmes… C’est un autre vaste sujet.
 
Quant au rôle essentiel des banques centrales, à leur lutte contre l’étalon-or et à leurs manipulations de la masse monétaire et, aujourd’hui, à leur coordination mondiale pour ralentir un contient au profit d’un autre, il serait même inconvenant de seulement l’évoquer.
 

Clémentine Jallais

 
Le bal des aveugles : Michel Turin, éditions Albin Michel, 188 p.